Le 6 novembre 2024
- Réalisateur : Wes Anderson
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
Le livre Wes Anderson - La totale de Christophe Narbonne (éditions E/P/A), tombe à point nommé pour mieux éclairer l’œuvre du plus français des cinéastes texans. Entretien avec son auteur.
Peu de cinéastes actuels sont aussi célébrés, aussi bien par la critique que par le public, que Wes Anderson. Pourtant, les analyses portant sur son cinéma s’attardent trop souvent sur ses seules marottes visuelles, ses idiosyncrasies, éludant la part de mélancolie voire de souffrance qui traverse son œuvre. Ce livre tombe donc à point nommé pour mieux éclairer l’œuvre du plus français des cinéastes texan. Entretien avec son auteur.
Vous avez écrit un livre sur l’un des cinéastes qui est à la fois l’un des plus révérés et l’un des plus secrets de son époque qui, vous le dites d’emblée, à refusé de participer à l’élaboration du livre. Pas facile !
C’est pourquoi je suis d’abord passé par ses attachés de presse français, qui m’ont mis en relation avec son « bureau » ; il a plusieurs assistants, autant de filtres par lesquels il faut passer. On m’a assez rapidement fait savoir qu’il avait ses raisons de ne pas faire le livre, sans forcément me préciser lesquelles. Je ne sais pas si c’était forcément contre moi, car sa discrétion et sa pudeur sont assez légendaires. Cela dit, j’ai ma théorie : il réserve ses propos pour le journaliste américain Matt Zoller Seitz, auteur de plusieurs livres sur le cinéaste, qui le suit depuis ses débuts. Il faut aussi préciser qu’il était en préproduction de son douzième long-métrage lorsque je me suis mis à la tâche.
Est-ce aussi qu’il préfère que le public se fasse sa propre idée de ses films, qu’il ne veut pas livrer les clés de son œuvre ? Certains cinéastes – les frères Coen par exemple – sont connus pour être assez rétifs à l’exercice de l’auto-analyse…
Je crois que oui, car même dans ses conversations avec Seitz, il reste assez factuel, ne rentre pas dans l’analyse. Lorsqu’on lui demande quelles sont ses influences, ses références, il en parle volontiers, mais il n’a jamais expliqué pourquoi il aimait tant la symétrie ou mettre ses personnages au centre du cadre, par exemple.
S’il élude cette auto-analyse, ce n’est pas pour des raisons intellectuelles car c’est quelqu’un de très intelligent, qui réfléchit beaucoup à ce qu’il véhicule dans son cinéma, mais plutôt parce qu’il veut garder une part de mystère.
Vous avez donc « contourné » le réalisateur, en interrogeant ses collaborateurs phares, a fortiori les Français.
Je me suis d’abord rapproché de Simon Weisse, son chef miniaturiste, qui m’a ouvert beaucoup de portes car il était très enthousiaste à l’idée de participer au livre. Ensuite, cela a été un effet domino, puisque j’ai pu échanger avec le concept artist Turlo Griffin, le directeur artistique Stéphane Cressend, la cheffe costumière Patricia Colin, le production designer Adam Stockhausen, le compositeur Alexandre Desplat…
Autre contribution capitale au livre, vu l’importance que l’homme a joué dans la carrière de Wes Anderson : celle du chef opérateur Robert Yeoman. Pour moi, ce sont tous ces témoignages qui apportaient son côté inédit au livre.
À travers leurs propos, on comprend aussi – et je le dis dès la préface – que Wes Anderson n’est pas qu’un control freak. Il peut renvoyer cette image-là mais c’est aussi un vrai chef de meute, un guide, et c’est aussi pour cela qu’il travaille toujours ou presque avec les mêmes. Il a un côté gourou, mais gourou sympa ! La façon dont il collabore avec eux me semble assez bienveillante, assez saine. Quand j’en parlais avec Alexandre Desplat ou Patricia Colin, ils me confiaient qu’ils étaient impressionnés par son professionnalisme et son œil artistique, mais aussi par son humanité.
Il procède également ainsi avec ses interprètes, en les réunissant d’une fois sur l’autre pour des rôles différents, comme une troupe de théâtre qui ne cesse de s’agrandir et agrège en cours de route des nouveaux talents. Asteroid City est d’ailleurs, sans doute, son film le plus théâtral.
Oui car, là encore, les gens veulent retravailler avec lui, et d’autres l’approchent même pour travailler avec lui – comme Tilda Swinton ou Edward Norton à l’époque de Moonrise Kingdom. Tous deux sont devenus des habitués de son cinéma. Pareil pour Ralph Fiennes dans The Grand Budapest Hotel : ils se tournaient autour depuis des années et Wes attendait de lui confier le bon rôle, dans lequel l’acteur est extraordinaire. Selon moi, il est en ce sens le Woody Allen d’aujourd’hui : tous les interprètes connaissent et reconnaissent son talent hors norme et savent qu’ils pourront trouver chez lui de très beaux rôles.
Wes Anderson s’est constitué une vraie famille de cinéma. Or, comme vous le rappelez bien, les familles qu’il montre de l’autre côté de l’écran sont paradoxalement dysfonctionnelles, voire malheureuses…
C’est drôle car je n’en ai pas parlé en ces termes-là mais, oui, c’est un constat qui peut paraître contradictoire. Ce que je précise également, c’est que, dans son œuvre, sont assez nombreuses les familles « artificielles » ou recomposées, au lien plus ténu… mais que ce sont souvent celles-ci les plus heureuses ! Là encore, il parle très peu de sA propre famille, même si on a quelques informations. On sait qu’il a deux frères dont un, Eric, qui a joué des petits rôles dans ses films jusqu’à Moonrise Kingdom. À l’époque de La famille Tenenbaum, Anjelica Huston avait fait remarquer au cinéaste que la matriarche qu’elle jouait ressemblait physiquement beaucoup à Anderson mère – et lui-même était tombé des nues. Il s’agit dans le film d’une mère assez bienveillante alors que les pères, dans son œuvre, sont toujours un peu fuyants, un peu impénétrables… Son propre père était-il pour autant comme cela ? On l’ignore, on ne peut que rassembler les indices disséminés dans ses films.
On se focalise souvent sur le seul aspect purement visuel de son œuvre. Ses affèteries, ses maniérismes. Ce qui explique peut-être aussi en partie sa popularité et l’émergence de vidéos – parfois générés par intelligence artificielle – réalisées « à la façon de » Wes Anderson. Au-delà du visuel, quelles sont selon vous les idées fortes de son cinéma ?
Tout d’abord, c’est selon moi un formidable portraitiste. Ce qu’on a tendance à oublier lorsque l’on s’attarde sur le seul emballage de ses films, sans regarder ce qu’il y a à l’intérieur. Et, en dépit d’une certaine atonie dans le jeu, c’est un cinéma très émotionnel et mélancolique. Ses personnages sont souvent en souffrance – c’est aussi ce qui me touche beaucoup. Même si cela ne fonctionne pas toujours ; dans The French Dispatch, par exemple, certains segments sont trop théoriques, tombent un peu à plat.
Mais si on prend Asteroid City, que beaucoup de critiques ont trouvé désincarné, il traite du deuil d’un mari d’une façon extrêmement sensible et pudique – qui ressemble à Anderson lui-même. Sous des dehors assez distanciés voire ironiques, on voit le petit cœur qui travaille. C’est pourquoi je trouve le film bouleversant. Pareil pour La merveilleuse histoire de Henry Sugar : on pourra être subjugué ou irrité par son dispositif, mais ce que raconte le court-métrage est vraiment profond.
Autre facette de son œuvre que vous rappelez, et qui tord le cou à cette unique obsession pour le visuel : la fascination qu’il a pour les métiers de l’écrit, qui atteint son acmé dans The French Dispatch.
Je crois que c’est un métier qu’il admire, il a été un grand lecteur du magazine The New Yorker – et un grand lecteur tout court puisque nombre de ses influences sont littéraires. Chez lui, le journalisme incarne quelque chose de la droiture morale, de la déontologie, qui le touche. À ceci près qu’il s’agit uniquement du journalisme écrit, car le journalisme audiovisuel, tel qu’il apparaît par exemple dans L’île aux chiens, est celui du sensationnalisme.
Wes Anderson est par ailleurs connu pour le grand soin qu’il apporte à ses scénarios. Dans son œuvre, vous distinguez trois périodes, justement délimitées par les scénaristes avec lesquels il a travaillé.
La première période, constituée de ses trois premiers films, est celle où il coécrit avec Owen Wilson des histoires de types un peu paumées, de familles dysfonctionnelles. À partir de La vie aquatique et sa collaboration avec Noah Baumbach, il élargit quelque peu son univers : on quitte des lieux clos (un hôtel, une université, une maison) pour partir à l’aventure. Et puis, lorsqu’il commence à collaborer avec les cousins Jason Schwartzman et Roman Coppola, il part vers quelque chose de carrément révolutionnaire, de personnages qui se rebellent et s’émancipent. Enfin, depuis The Grand Budapest Hotel, il signe ses scénarios seul, et se dirige de plus en plus vers l’abstraction, vers plus de complexité.
La critique est donc souvent assez paresseuse de ne voir que les mêmes motifs réinterprétés d’une fois sur l’autre, alors qu’il a beaucoup évolué dans sa façon de raconter les histoires. Dans The Grand Budapest Hotel ou The French Dispatch, il embrasse la grande Histoire – même s’il n’est jamais dans le factuel et l’historique pur et dur. Même visuellement, il utilise depuis ses débuts les mêmes focales larges, mais n’a pour autant pas cessé de tester de nouvelles choses : le travelling, le côté délibérément théâtral, les annotations sur l’écran, les mouvements d’appareil fous et inventifs…
Autre pilier de son œuvre : la musique. Il a souvent recours à deux types de musique : celle qui est composée pour l’occasion, et celle qui existe déjà, le plus souvent puisée dans la musique pop et folk des années 1960 et 1970. Quel(s) rôle(s) joue la musique dans ses films ?
Elle est cruciale, puisqu’elle vient illustrer et renforcer tout ce qui fait la spécificité de son cinéma, tout ce que nous évoquions : le spleen et la mélancolie voire la nostalgie, le décalage. Cela, il l’a élaboré avec ses deux compositeurs : d’abord Mark Mothersbaugh, ancien de Devo, puis Alexandre Desplat – auxquels il faut ajouter le superviseur musical Randall Poster, une pointure dans son domaine.
On retrouve cette idée, partagée par tous ses collaborateurs avec qui j’ai échangé : quand tu commences à travailler avec Wes Anderson, que tu fais partie de la famille, tu te mets assez naturellement à parler le même langage que lui. Desplat me le disait : lui n’envisage pas autrement son travail de compositeur. Quand il travaille avec Anderson, il est andersonien ; quand il travaille avec Jacques Audiard, il est audiardien.
Le film The Grand Budapest Hotel et son décor de Mitteleuropa peuvent évoquer l’œuvre d’un autre grand cinéaste : Ernst Lubitsch. Un biographe de Lubitsch avait justement fait remarquer que tous ses films se déroulaient tous dans un pays fictif, « Lubitschland », même lorsqu’ils dialoguaient avec la grande Histoire. On pourrait dire la même chose de Wes Anderson…
Bien sûr. Il peut s’emparer d’un contexte historique bien précis qui aide à comprendre l’histoire racontée ; comme l’Actor’s Studio ou les essais nucléaires pratiqués dans le désert dans Asteroid City. Mais il part de cela pour mieux s’en détacher : le mai 68 de The French Dispatch, par exemple, n’existe que chez Wes Anderson !
Vous parliez des évolutions de son cinéma, de cette abstraction croissante vers laquelle il se dirige. Comment voyez-vous encore muter son œuvre ?
Je pense qu’il continuera ses expérimentations. Au fond, il est pour moi un plasticien qui s’ignore, il a agrégé énormément d’influences qui ne viennent pas uniquement du cinéma, mais bien de tous les arts visuels (la peinture en tête), écrits et musicaux. Si on prend Henry Sugar, ça pourrait être une installation d’art contemporain, qui marque selon moi une acmé. Arrivera-t-il à faire mieux en la matière ? En tout cas, il semble arrivé à une fin de cycle, au terme de cette voie qu’il a explorée. Sa carrière a été marquée par plusieurs ruptures : après À bord du Darjeeling Limited, je crois que personne ne s’attendait à le voir réaliser un film d’animation. Avec lui, on peut s’attendre à tout !
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