Le 14 août 2023
- Chanteur : Jane Birkin
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Inséparable de Serge Gainsbourg, dont elle s’émancipa, Jane Birkin est morte le dimanche 16 juillet 2023, à l’âge de soixante-seize ans. Après la disparition de son mentor en 1991, la chanteuse a élargi son univers artistique à travers des collaborations multiples, nationales et internationales, qui ont engendré quelques œuvres d’excellente facture. Leur qualité mérite d’être réévaluée.
Avis : Comme dirait l’autre, qui aurait pu prédire que la figurante du célèbre Blow Up, compagne éphémère du non moins illustre compositeur John Barry, échapperait à un destin tout tracé, entre la néo-Twiggy et la starlette éphémère ? Certes, les affaires personnelles sont plutôt bien engagées dès l’enfance : l’environnement domestique de la petite Jane, c’est un père héros de la résistance, une mère actrice, muse de Noël Coward, célèbres donc et, qui plus est, aimants. Et puis, un frère et une sœur comme compagnons de jeux insouciants. Mais un élément perturbateur du récit survient, qui n’a rien d’extraordinaire dans ces années-là, surtout au sein des familles aisées : l’adolescente entre en pension, subit des sarcasmes et s’invente, en bonne disciple inconsciente de Donald Winnicott, un objet transitionnel pour exorciser ses douleurs : un singe nommé Monkey, à présent enterré aux côtés de Serge Gainsbourg.
D’une petite fille moralement blessée par les sarcasmes, reste l’ombre qu’un autre reprouvé saura projeter dans une chanson en apparence légère, Di doo dah, sortie en 1973. Mais les paroles ne trompent pas : "J’ai je ne sais quoi d’un garçon manqué". Il se trouve laid, elle se trouve plate. Gainsbourg et Birkin ont aussi construit leur collaboration artistique sur le sentiment d’une anormalité, creusant le sillon d’une différence qui a pris, dès leur première collaboration artistique, la forme d’une provocation, Je t’aime moi non plus.
Le scandale
Comme souvent, l’homme à tête de chou n’est jamais aussi bon que dans l’urgence et, en 1968, la commande vient d’un mythe (Bardot) devenu réalité, devenu histoire sentimentale. Or, bientôt enregistrée, la chanson constitue un scandale potentiel pour la pauvre Brigitte, déjà unie par les liens sacrés du mariage. Un pas en avant -"écris-moi la plus belle chanson d’amour du monde"-, trois pas en arrière, sous forme de lettre suppliante : "je te demande de ne pas sortir le morceau". Du coup, c’est à la toute jeune Birkin, rencontrée sur le tournage du film Slogan de Pierre Grimblat, qu’échoit l’honneur de graver sur microsillon les râles les plus extatiques de la musique enregistrée.
Si l’on s’extrait du triomphe et de la polémique afférente pour considérer d’une manière plus neutre la répartition en même temps que la combinaison des rôles artistiques, tout est déjà écrit dans ce morceau : à Serge le surplomb de la parole aphoristique ("l’amour physique est sans issue") que soutient -déjà- le talk over, à Jane les inflexions suraiguës dont les plus acerbes feront leur miel en parlant de miaulements. La même année, passablement érotique, la jeune Anglaise s’avance sur scène avec une chanson autobiographique, à la sauce fait divers ("portée disparue ce matin"). Le tout serti dans une mélodie de Chopin, le prélude n°4 en mi mineur. Gainsbourg, en pilleur de tombes, avait déjà exhumé le cadavre de Dvorak (Initials B.B.) Il récidiverait désormais pour lui et pour d’autres, dont Jane, évidemment (Johannes Brahms réquisitionné pour Baby Alone in Babylone, en 1983, Edvard Grieg convoqué pour Lost Song, en 1987).
Une décennie glorieuse
Le premier album solo de Birkin attendra 1973. Toutefois, l’artiste fait parler d’elle en duo avec son mentor : La Décadanse, sublime slow composé à la même période que l’incontournable Histoire de Melody Nelson (1971), suscite à nouveau le scandale, éclipsant l’ambition album concept de Gainsbourg et Vannier, où la chanteuse s’illustre de sa voix soupirante qui deviendra un gimmick. La décennie sera paradoxalement glorieuse : Gainsbourg est à son zénith artistique, mais la reconnaissance publique le fuit. Birkin connaît des triomphes populaires avec des chansons pop faciles (Di Doo Dah (1973), Lolita Go Home (1978), Ex-fan des sixties (1978)). Mais ces friandises masquent la densité des albums dont ils sont issus. Qui se souvient aujourd’hui des superbes C’est la vie qui veut ça ou Si ça peut te consoler ?
Le déclin artistique du duo
Après la séparation du mythique couple, la collaboration artistique se poursuit et jamais ne s’éloigne des rives du succès : sur le très acclamé Baby Alone in Babylone que couronne le prix de l’Académie Charles-Cros en 1984, trois tubes se détachent, le très gainsbourien Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve, le répétitif Les dessous chics et le brahmsien Baby Alone in Babylone, où les aigus de Jane tutoient les sommets alpesques. Pull marine a failli rejoindre l’album. Hélas, son annexion par Isabelle Adjani prive Birkin du plus beau morceau composé par Gainsbourg, depuis bien longtemps.
Quatre ans plus tard, le duo récidive pour Lost Song. Le titre éponyme est un nouvel emprunt à la musique classique, en l’occurrence "La chanson de Solveig", extraite du célèbre Peer Gynt. L’auteur-compositeur, en pleine déréliction artistique, y ressasse des obsessions et son goût pour les jeux de mots faciles, rendant nostalgiques les aficionados du meilleur Serge, celui des albums concepts nés dans les années 70.
Pour celles et ceux qui ont aimé le parolier encensé par Boris Vian, la descente est brutale : "Que vaut-il mieux être ou ne pas naître ?/Question réponse c’est pas net/Qu’y a-t-il après le non être ?/Est-ce le néant quand tout s’arrête ?/Ou continue, l’amour peut-être entre deux êtres." Birkin continue pourtant, en interprète docile, de réciter quelques sommets de bêtise comme des sonnets parnassiens. Elle les défend même sur scène pour la première fois en 1987, au Bataclan. Triomphe public.
Tout aussi médiocre sera l’ultime album écrit par Gainsbourg en 1990, et dont la pochette s’orne d’un portrait de la chanteuse peint à l’encre de Chine, exécuté par Serge lui-même. De cette dernière collaboration, on retiendra par politesse les crépusculaires Et quand bien même et Amour des feintes qui donne son titre à l’œuvre. Pour le reste, la tonalité pop/rock FM de l’ensemble le rend aujourd’hui bien plus mainstream qu’il ne l’était à sa sortie. Et forcément, moins audible. La mémoire de Gainsbourg et celle de sa muse méritent mieux que cette ultime clou planté sur le cercueil de leur collaboration, au cours d’une décennie plus qu’oubliable.
Quelques mois après, l’homme à tête de chou décède. Son interprète favorite lui rend un hommage appuyé lors d’un concert unique au Casino de Paris où l’auteur/compositeur s’était déjà produit en 1985. Vingt-six chansons pour refaire le tour d’une carrière hors normes et un micro posé sur scène en guise d’au revoir définitif, tandis que les musiciens égrènent les ultimes notes de "Je suis venu te dire que je m’en vais". Personne n’a oublié.
Après Gainsbourg : l’émancipation
Et personne ne voit non plus, en 1991, comment l’interprète Jane Birkin pourra musicalement se détourner de son statut de vestale, uniquement vouée à des reprises de son mentor, comme un hommage éternel. La parution de Versions Jane en 1996 semble confirmer cette prémonition : l’artiste s’adjoint les services d’une brochette d’artistes venus d’horizons divers (Goran Bregovic, Jean-Claude Vannier, Pierre Adenot, Joachim Kühn) pour revisiter le répertoire pléthorique du célèbre disparu. De ce parcours revitalisant, on retiendra les superbes arrangements à la harpe de Catherine Michel sur Dépression au-dessus du jardin, la gaieté des Négresses Vertes sur le très populaire La Gadoue, l’étrange ambiance distillée par la Funk Mob sur Ford Mustang. L’ensemble est une transition vers d’autres paysages.
Le vrai saut dans l’inconnu consiste à imaginer Birkin au service de nouvelles chansons qui s’affranchissent dufantôme de Gainsbourg. S’il avait été composé par un seul auteur/compositeur, À la légère aurait soumis son créateur à une cruelle analogie sous forme d’ombre portée. Mais avec cet album sorti en 1998, on peut faire son marché, puisqu’ils s’y sont mis à plusieurs : ceux de l’ancienne génération (Souchon, Voulzy, Chamfort, Manset) et les nouveaux venus (Zazie, Miossec, le regretté Alain Lubrano). Comme les styles de chacun sont reconnaissables, on pourra ranger À la légère au rayon des chansons anecdotiques, dans la moyenne des productions signées Voulzy/Souchon, et garder dans son panier l’onirique Love Slow Motion de Zachman et MC Solaar ou Si tout était faux, tout à fait conforme au style de Gérard Manset ("Et si tout était faux/Qu’on avait ce qu’il faut/Pour être heureux/L’homme vit dans sa demeure/Il y vit il y meurt/Il y fait des enfants"). On regrette que l’auteur/compositeur de La mort d’Orion n’ait pas mis son talent si singulier au service d’un album entier de Birkin.
Six ans plus tard, lancé par une chanson sarcastique en forme de fausse interview (Je m’appelle Jane), le bien nommé Rendez-vous élargit le spectre des collaborations artistiques, s’offrant quelques pointures internationales (Bryan Ferry pour l’excellent In Every Dream Home a Heartache ; Beth Gibbons, autrice du mélancolique et lancinant Strange Melody ; Feist, dont la voix éclipse quelque peu celle de son binôme sur The Simple Story ; comme celle de Brian Molko, dès lors qu’elle s’entrelace avec celle de Birkin sur le très bon Smile ; Yōsui Inoue, qui offre un écrin de douceur pop à son interprète ; sans oublier Paolo Conte et son jazzy Chiamami adesso). On peut l’avouer sans ambages : tous ces morceaux surplombent d’une hauteur appréciable le reste des contributions hexagonales, bien qu’on puisse trouver du charme à la bossanova signée Higelin/Fontaine, La Grippe. Les douces intonations du duo Birkin/Daho lui offrent un velours idoine.
Renouant avec les racines anglaises de l’artiste, l’opus Fictions, paru en 2006, est assorti de chansons originales ou de reprises : la voix de Birkin n’a jamais paru aussi assurée. Elle fait merveille sur Alice de Waits et Beerman, comme sur Waterloo Station, la magnifique ballade folk de Rufus Wainwright. Les Frenchies font ce qu’ils peuvent une nouvelle fois : on distingue Où est la ville ? de Dominique A, mais c’est bien parce que l’indigent Sans toi de Cali et le médiocre La Reine sans royaume d’Arthur H. figurent sur l’album, qui se clôt par un texte de Hervé Guibert. Extrait de l’essai L’image fantôme consacré à la photographie, le propos offre un lumineux contrepoint au Pavane pour une infante défunte de Ravel, à la lisière du fantastique, comme un îlot de poésie narrative : "Ta photo sur la bibliothèque tombe toute seule/Il n’y a pas de vent, pas de courant d’air/C’est une main sans poignet/Sans corps, qui la jette vers moi/Sans rien déranger d’autre".
L’avènement d’une parolière
Et puis, dans un ultime geste d’émancipation qui accompagne les premiers pas d’une réalisatrice (Boxes est sorti l’année précédente au cinéma), l’autrice Birkin s’affirme et signe l’ensemble des paroles d’Enfants d’hiver (2008), aux accents autobiographiques. La saisie picturale des souvenirs emprunte à l’art impressionniste son sens de l’éphémère, l’écriture affronte le temps dans un duel oxymorique : "Si je cherche des souvenirs roses/Il y a un carnet qui dispose/De belles images de nous en Bretagne et qui posent/Et je creuse sur la plage" (Période bleue), les mots se disposent sur une toile facile à imaginer. L’île de Wight, où s’agrègent des souvenirs à hauteur d’enfant, suscite des instantanés : "On enlève les pulls/Sort les paravents/Parasols, pique-nique/Cerfs-volants sur les dunes" (Maison étoilée). Les mélodies souvent dépouillées offrent une délicate allégeance à des paroles quasi verlainiennes.
Qu’en aurait pensé Gainsbourg, vers qui revient à nouveau Jane Birkin en 2017 ? Cette fois, avec l’orchestre symphonique de Montréal, pour un nouveau tour de manège en vingt-et-une chansons arrangées par Nobuyuki Nakajima. La voix de Jane Birkin n’attrape plus les aigus avec la même aisance, vibre souvent au bord de la rupture. L’orchestre l’accompagne avec une forme de déférence discrète qui, sans augmenter la plus-value initiale du vaste répertoire, n’en reste pas moins un hommage de bonne tenue. Une vaste tournée nationale et européenne en prolongera les échos mélodieux à partir de 2016.
Enfin, au cœur d’une parenthèse confinée, l’ultime album de Birkin vient nous saisir comme ses journaux intimes publiés en 2018 et 2019. La chanteuse signe à nouveau toutes les paroles, prolongeant la veine intime d’Enfants d’hiver. Oh ! Pardon tu dormais était le titre d’un téléfilm écrit et réalisé par l’artiste en 1992. Il sera le dernier jalon discographique, pas le moins important, d’une carrière hors normes. La mort d’une enfant (Kate) inspire un texte en guise de tombeau dont les paroles savent épouser la géométrie implacable : "Sous mes pas à six pieds sous terre/Des baisers de ronces et de lierre/Passagère enlacée/Moi solitaire" (Ces murs épais). La chanson Cigarettes s’immerge plus qu’elle ne s’immisce dans le drame, sur une musique qu’on croirait signée par Claude Bolling. La sautillante ironie du piano bastringue ne dément pourtant pas la sécheresse factuelle du constat et les terribles interrogations ouverte sous les pieds de la survivante, comme un gouffre : "Ma fille s’est foutue en l’air/Et par terre, on l’a retrouvée/A-t-elle ouvert la fenêtre/En fait pour chasser la fumée ?/Cigarettes". Ailleurs, paroles et musiques semblent fusionner : sur l’excellent Max, par exemple, qui flirte avec la trip-hop : "À quelle distance s’enfuir/Pour ne plus entendre pleurer/Trop tard pour la pitié/Et trop tard pour parler". Mais le public retiendra Les jeux interdits, très proche du tube de Jeanette Porque te vas, de loin la fleur la plus joyeuse de ce sombre bouquet. Birkin y feuillette un album de famille, où ses filles s’adonnent à des activités primesautières, indissociables de l’enfance : "Elles enterraient tout/Lapins, taupes, poulets, croix serties d’épines/Couronnées d’églantines/Cruelles se cavalaient sur la colline/Secrètes et clandestines".
Héroïne gainsbourienne à la fois révélée et étouffée, Jane Birkin eut l’intelligence de partir à la découverte de son propre talent, celui d’une parolière lucide, tout en maintenant une intelligence musicale à l’affût d’une diversité qui lui fit rencontrer d’autres artistes. Cette deuxième partie de carrière mérite qu’on s’y attarde, pour chercher la vérité d’une trajectoire, au-delà du chemin dessiné par un Pygmalion.
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