Le 10 septembre 2003
Petit tour d’horizon des thèmes chers à Somoza et des images qui l’obsèdent.
José Carlos Somoza ne fait pas de tourisme, et son escapade française prend des airs de marathon. De Brest à Montpellier, à raison d’une ville par jour, il vient parler de son dernier roman, Clara et la pénombre, une descente époustouflante dans les zones d’ombre du marché de l’art.
En quelques questions, un petit tour d’horizon des thèmes qui lui sont chers, des images qui l’obsèdent, et sa vision de l’écriture, une porte ouverte sur l’humanité.
La caverne des idées multiplie les niveaux narratifs. Comme si l’acte créatif se trouvait partagé entre le narrateur, l’auteur, le traducteur, etc. Est-ce une façon de vous dissimuler, ou au contraire de vous impliquer encore plus dans le roman ?
Je crois qu’il s’agit plutôt de me dissimuler. Je pense que l’auteur doit être un peu à l’écart de son œuvre. Il faut savoir garder une certaine distance pour pouvoir raconter une histoire.
Vous introduisez le personnage du traducteur, qui finalement, dissimule l’auteur. Un peu comme si le traducteur était lui-même l’auteur de l’œuvre.
Le traducteur serait plus un double du lecteur, puisqu’il a les mêmes connaissances que n’importe quel lecteur, peut-être un peu plus avancées, puisqu’il manie le langage, et il peut arriver à obtenir les clés que l’on suppose pouvoir trouver dans un roman, mais au bout du compte, c’est un lecteur de plus.
Le problème de La caverne des idées, c’est qu’il n’y a pas d’auteur, et toute l’histoire tourne autour de cette question : qui est l’auteur, en fin de compte ? C’est un roman orphelin, sans origine. Il n’y a que des masques, et derrière les masques, il n’y a rien. Il y a d’autres questions, toujours sans réponses.
Dans Clara et la pénombre, l’humanité semble partagée en deux catégories : les humains à part entière, et les objets humains. Deux mondes qui en apparence, ne se rencontrent pas, deux mondes aux codes préétablis. Un des personnages dit, à propos des toiles, "elles se reconnaissent entre elles". Quelle est la fonction de cette séparation ?
Je dirais qu’il s’agit du monde de ceux qui veulent être vus et celui de ceux qui veulent regarder. Si dans La caverne des idées, la métaphore était le masque, ici, c’est le miroir. Il y a beaucoup de références au miroir de Lewis Caroll, au monde d’Alice, avec les fleurs qui parlent, les objets qui bougent... Un monde de fantaisie qui est en même temps un monde cruel.
Il y a le monde des vivants, ceux qui veulent regarder, ceux qui veulent posséder, et celui des sujets inaltérables, inaccessibles, ceux que l’on regarde, les œuvres d’art.
En ce sens, je crois que cela démontre que lorsque quelqu’un se transforme en œuvre d’art, il devient éternel. Il bascule hors du temps. La vie appartient à ceux qui sont des êtres humains à part entière. Lorsque quelqu’un devient une œuvre d’art, il sort de l’humanité.
Et en même temps, Clara ne s’implique pas totalement dans son rôle de toile. Elle est presque comme un intermédiaire, une passerelle entre les deux mondes.
Son problème, c’est qu’elle ne parvient pas à être ce qu’elle voudrait être. Clara est un personnage très détaillé, minutieusement décrit, mais je dois avouer qu’elle m’a toujours intrigué. C’est est une personne mystérieuse, y compris pour elle-même, et la clé se trouve au moment où elle entre dans ce grenier, lorsqu’elle est petite fille, et qu’elle découvre cette image dans le miroir, qui n’est rien d’autre qu’elle-même. C’est là qu’elle commence à s’engager sur la voie de ce qu’elle appelle "l’horrible", et qui est le chemin de la transformation totale en œuvre d’art. Clara n’est ni d’un côté ni de l’autre, parce qu’elle aspire à la perfection. Elle est dans le tout ou rien.
Oui, mais en même temps, en voulant atteindre ce but, elle s’y applique, et en s’appliquant, elle ne peut plus se laisser aller.
Exactement. Et c’est justement son drame. Je crois que cela démontre que la véritable œuvre d’art est étrangère à l’être. On peut verser des pots de peinture par terre, comme Jackson Pollock, et créer des choses merveilleuses. Cet art du hasard est une idée intéressante.
Il y a peu, à Paris, je suis allé admirer les œuvres de Léonard de Vinci, et j’ai eu la conviction qu’il y a là, quelque chose qu’il n’a pas voulu créer volontairement, et c’est justement ce qui en fait des œuvres majeures. Quelque chose qui est au-delà du peintre, qui n’est pas une décision consciente.
Le miroir a pour vous une grande importance, mais pourquoi l’utilisez-vous à l’inverse de sa fonction habituelle ? C’est à dire comme une inversion du mythe de Narcisse. Le miroir ne reflète plus la beauté de l’apparence, mais laisse apparaître les démons.
Le miroir est inquiétant parce qu’il nous renvoie ce que nous sommes. La scène de Clara trouve son origine dans cet épisode classique, qui nous est arrivé à tous, qui consiste à se trouver dans un lieu, découvrir quelqu’un devant nous, avant de comprendre que c’est notre image, et nous ne savions pas qu’il y avait un miroir. C’est finalement une scène terrible. Le miroir nous questionne.
L’idée de Narcisse est qu’à travers le miroir, on peut obtenir quelque chose. Mais c’est faux ! La métaphore de Narcisse est une tragédie. Il meurt parce qu’il tombe amoureux de cette image. Cette idée de nous posséder nous-mêmes, d’entrer en nous-mêmes est un leurre. Le miroir est un mur, une interrogation, une énigme.
C’est pour cela que je le considère comme un objet inquiétant. Chaque fois que je parle de miroir, je pense à Borges, et de cette phrase, au début de Tlön Uqbar Orbis Tertius qui dit "un miroir nous guettait au fond du couloir". J’aime beaucoup cette phrase. Un jour, j’ai fait une conférence qui s’intitulait "Tigres et miroirs". Borges aimait également les tigres et les miroirs, et je pense qu’il croyait parfois que les miroirs étaient des tigres, et que les tigres étaient des miroirs. En tous les cas, ce sont des animaux dangereux.
Mais l’art appliqué aux êtres humains est quelque chose qui existe déjà. Orlan, qui transforme son corps à force d’interventions chirurgicales, ou David Nebreda, qui photographie ses automutilations. Mais il me semble que la différence est que ces artistes modèlent leur propre corps, tandis que dans le roman, il s’agit d’autres corps, donc ,une mise en esclavage de l’autre.
La différence primordiale, c’est l’argent. Dans le roman, il serait possible d’emmener cette artiste chez soi et la payer pour qu’elle subisse des opérations chirurgicales toute sa vie. En matière d’art, on a déjà imaginé beaucoup de choses. Mais jusqu’à présent, personne n’a inventé une manière de faire du commerce avec tout cela.
La vraie question est celle de l’argent. Cela peut sembler cruel, amer, vulgaire, mais je crois que c’est toute la différence qui sépare le monde de Clara du reste.
Toutes les biographies que l’on donne de vous mettent en avant deux éléments. Vous êtes cubain et psychiatre.
Les deux éléments sont faux ! Mais ce n’est pas de ma faute. Cuba est à la mode, et comme je suis né à Cuba, on me qualifie de "Cubain exilé", ou de "Cubain repenti"...
La psychiatrie n’est pas à la mode, mais c’est quelque chose qui surprend, alors on m’étiquette psychiatre-écrivain, ce qui est faux, également.
Je ne suis pas cubain. Je suis né à Cuba, mais je suis venu presque tout de suite en Espagne. Quant à la psychiatrie, je l’ai abandonnée il y a bien longtemps. Je suis donc écrivain, je gagne ma vie avec la littérature et je ne me sens en rien lié à Cuba, ni à la psychiatrie.
Votre formation psychiatrique a-t-elle une influence sur l’élaboration de vos romans ?
Chacun est influencé par ce qu’il fait dans la vie. Mais la psychiatrie n’aide pas à écrire. Les maladies mentales n’inspirent personne qui les connaît vraiment.
J’ai toujours été passionné par l’être humain. Lorsque j’ai commencé à penser à Clara et la pénombre, je voulais écrire sur l’art. Mais je n’en voyais pas le moyen. Je n’avais pas envie d’écrire sur un tableau, sur une sculpture... Il y a tellement d’histoires de tableaux volés, perdus, falsifiés... Et un jour, je me suis rendu compte que je pouvais parler des deux choses. Que l’on pouvait imaginer un monde où les humains seraient des œuvres d’art. Et ça a été comme une révélation. Les êtres humains m’importent plus que tout, et cet intérêt ne découle pas de la psychiatrie. Je l’avais en moi depuis toujours.
Interview réalisée en espagnol le 2 septembre 2003, traduction Catherine Le Ferrand
Photo J.C. Somoza © L.M. Palomares
Galerie photos
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