Pour une miche de pain
Le 11 février 2013
Peut-être la plus belle des adaptations du roman de Victor Hugo, ce film de 1912 est un des chef d’oeuvres d’Albert Capellani, immense cinéaste à réhabiliter.
- Réalisateur : Albert Capellani
- Acteurs : Jean Angelo, Henry Krauss, Mistinguett, Marie Ventura, Gabriel de Gravone, Léon Bernard
- Genre : Drame, Film muet
- Nationalité : Français
- Durée : 2h43mn
- Plus d'informations : http://filmographie.fondation-jeromeseydoux-pathe.com/index.php?id=1278
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Les misérables (1912) - Albert CapellaniPeut-être la plus belle des adaptations du roman de Victor Hugo, ce film de 1912 est un des chef d’oeuvres d’Albert Capellani, immense cinéaste à réhabiliter.
L’argument : L’histoire de Jean Valjean, forçat évadé du bagne, alias M. Madeleine, alias M. Fauchelevent, en quatre épisodes : Jean Valjean , Fantine, Cosette, Cosette et Marius.
Notre avis : En 1905, Albert Capellani (1874-1931), alors acteur de théâtre, notamment chez André Antoine, dirigeait pour Pathé-Frères une scène dramatique de 110 mètres intitulée Le chemineau, mise en images d’un chapitre des Misérables de Victor Hugo. La suite de la carrière du cinéaste, en France jusqu’en 1914, puis aux Etats Unis jusqu’en 1922, allait comporter nombre d’adaptations d’oeuvres littéraires de prestige, la plus célèbre étant celle de Germinal en 1913.
Produit (pour Pathé-Frères) par la SCAGL - Société cinématographique des auteurs et gens de lettres en 1911-1912 et distribué en quatre épisodes, à grand renfort de publicité, à partir de janvier 1913, Les Misérables est un film d’une ampleur sans précédent et constitue un véritable jalon dans l’histoire du cinéma, à la charnière de l’esthétique du tableau vivant qui prévalait jusque-là et d’un langage filmique plus articulé et dramatique.
- Les misérables (1912) - Albert Capellani
C’est cet entre-deux qui rend le film fascinant et en fait la plus belle, selon nous, des nombreuses versions cinématographiques du roman de Hugo, avant même celles, admirables, de Henri Fescourt (1925, la plus complète) , Raymond Bernard (1933, la plus lyrique) et Riccardo Freda (1947, la plus fulgurante).
L’esthétique du tableau vivant se retrouve dans la composition très élaborée de l’image, animée avant même que le mouvement ne s’y déploie, par la simple disposition des éléments à l’écran : cadre dans le cadre (le lit de mort de Fantine à l’hôpital avec son baldaquin blanc) ; une table légèrement de biais chez Mgr Myriel autour de laquelle s’organisent les déplacements ; Cosette, en bas à gauche, comme écrasée par la devanture du magasin de poupées qui occupe les trois quarts de l’image ; Jean Valjean gravissant vers nous une rue pavée filmée en plongée et coupée au fond, devant un mur, par une autre rue transversale en pente où surgissent Javert, en haut à droite, et les gendarmes, en bas à gauche. Partout la diagonale règne en maître, créant de surprenants effets de perspective. Parfois l’effet de profondeur est même démultiplié : Valjean au premier plan, un groupe de forçats et de gendarmes au deuxième, et au fond, le travail de la carrière en contrebas.
- Les misérables (1912) - Albert Capellani
Le travail sur l’éclairage est lui aussi saisissant : carré de lumière de la fenêtre par laquelle le forçat va s’évader ; colonne de poussière éclairée dans la chambre plongée, elle, dans la pénombre, lorsque Javert s’affaire dans les combles et que Valjean, l’ayant entendu, lève la tête surpris.
Mais Capellani connait aussi les vertus du montage et des effets de surprise : la scène du vol de la miche de pain par exemple est dramatisée par le passage du plan large au plan rapproché montrant Jean Valjean debout devant la fenêtre ouverte, puis par l’insert surprenant d’une vue de l’intérieur révélant, face à la source de lumière, la présence dans l’ombre d’un personnage qu’on ne voyait pas de la rue.
Ailleurs, le suspense s’installe grâce à l’immobilité prolongée : la durée incongrue du plan sur le buisson après le passage des gendarmes suscite chez le spectateur l’attente du surgissement de l’évadé, dont on se doute bien vite qu’il est caché là.
Des mouvements de caméra utilisés avec parcimonie mais discernement accompagnent parfois les déplacements, le plus remarquable étant celui où la caméra se penche pour cadrer les pieds du forçat qui va briser ses chaînes. Le panoramique qui assure la continuité de la scène en nous faisant traverser le mur et passer du galetas des Thénardier à la chambre contigüe de Marius (et retour) lorsque Eponime est envoyée chez l’étudiant rappelle évidemment les plateaux tournants utilisés au théâtre mais l’effet dynamique n’en est pas moins surprenant.
Quant aux images du procès qui apparaissent sur l’écran formé par l’ouverture de la cheminée, matérialisant les pensées du personnage dans l’épisode de la tempête sous un crâne , ou aux rares effets de surimpression, ce sont bien sûr des procédés familiers du cinéma de l’époque mais employés ici avec un sens dramatique imparable.
Longtemps soupçonné de théâtralité excessive à cause de sa proximité avec le Film d’art, le cinéma de Capellani frappe au contraire par la modernité du jeu des acteurs, issus du théâtre certes, mais du plus avant-gardiste. On sent là l’influence d’Antoine (qui passera lui même plus tard à la mise en scène de cinéma, terminant d’ailleurs le monumental Quatre-vingt treize que Capellani laissa inachevé lorsque Pathé l’envoya aux Etats-Unis après la déclaration de guerre).
- Les misérables (1912) - Albert Capellani
L’économie des gestes et des expressions semble être le maître mot ici : jamais de redondance ni d’emphase mais une sobriété qui allie naturalisme et stylisation, même pour les silhouettes comiques comme celles des Thénardiers. La composition de Henry Krauss, véritable bloc compact de tensions inexprimées mais crevant l’écran, est extraordinaire et écrase toute la concurrence dans le rôle de Jean Valjean. Mais le Javert monolithique d’Henri Etiévant, souvent planté en amorce les bras croisés, la bouleversante Fantine de Marie Ventura, ou l’étonnante Eponine de Mistinguett ne sont pas moins inoubliables et les moindres silhouettes sont dessinées avec brio : Gavroche (Gaudin) méprisant le pourboire offert par Valjean et exhibant joyeusement son pistolet avant de retourner sur la barricade ou l’Enjolras impétueux de Jean Angélo.
- Les misérables (1912) - Albert Capellani
Parfois des personnages qui semblent n’être que simples spectateurs de l’action acquièrent un relief inattendu, comme l’ouvrière en chef qui assiste à l’entrevue de Fantine et de monsieur Madeleine (Jean Valjean), directeur de l’usine de verroterie. D’abord debout près de la porte, au fond à gauche, elle traverse le cadre pour s’accouder à un meuble à droite avant de s’avancer vers le devant de la scène une fois que Fantine est partie pour se lancer dans un commentaire immédiatement interrompu par un regard foudroyant de l’homme, le tout se passant aisément du moindre intertitre.
Ne sollicitant jamais l’émotion à coup de pathos et de sentimentalisme mais déployant un formidable sens de l’espace et une espèce de monumentalité frémissante de vie, ces Misérables vieux d’un siècle n’ont pas pris une ride et Capellani, auquel le Festival L’Immagine Ritrovata de Bologne a consacré une première moitié de rétrospective en 2010 (jusqu’au Chevalier de Maison-Rouge de 1914) est un immense cinéaste qu’il était grand temps de redécouvrir et de réévaluer.
- Les misérables (1912) - Programme de la rétrospective Capellani à la Cineteca di Bologna, 1ère partie (2010)
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