Le 12 janvier 2025
Halina Reijn déconstruit le thriller érotique, genre intrinsèquement et originellement masculin. Babygirl est une nouvelle date dans la construction du female gaze.
- Acteurs : Nicole Kidman, Antonio Banderas, Harris Dickinson, Sophie Wilde
- Genre : Thriller, Érotique
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Société nouvelle de distribution (SND)
- Durée : 1h48mn
- Date de sortie : 15 janvier 2025
- Festival : Festival de Venise 2024
L'a vu
Veut le voir
Résumé : Romy, PDG prospère et admirée, a un mari et deux filles adolescentes. Elle entame une liaison avec Samuel, l’un de ses nouveaux stagiaires qu’elle a surpris dans la rue en train de dompter un chien qui était sur le point de se jeter sur elle. Elle est immédiatement attirée par son assurance, son mépris des convenances du bureau et son attitude générale de désobéissance. Au fur et à mesure que leur relation teintée de BDSM se développe, les niveaux de menace augmentent également.
Critique : Babygirl explore la sexualité trouble d’une femme de pouvoir, la CEO d’une giga-corporation qui a su compartimenter sa vie depuis toujours, que ce soit géographiquement ou socialement, en étouffant ses fantasmes sexuels les plus inassouvis. La séquence d’ouverture résume à elle seule le personnage interprété par Nicole Kidman, dénommée Romy. Son cri d’extase simulé laisse entrer l’image après quelques instants passés dans le noir, la caméra embrassant son point de vue en plongée sur Romy chevauchant son mari, avant qu’une coupe brutale vienne ne brise l’équilibre marital de cette chambre à coucher toute feutrée dès lors qu’on suit Romy filer se masturber en douce, et jouir pour de vrai, devant un contenu pornographique conforme à ses fantasmes. Quand un jour elle voit le nouveau stagiaire la sauver in extremis d’une attaque canine, elle voit en lui une échappatoire. Elle se soumet dès lors à une liaison consentie, en partie à cause du danger que représente cette adultère pour sa carrière car l’interdit l’excite. Le self-control qu’elle s’évertuait de conserver vole en éclats et le vrai sujet du film éclot sous nos yeux : l’évocation d’une femme (et de fait gardienne de l’histoire des femmes) confrontée aux attentes de la société et se sentant honteuse de ses désirs sexuels. Pour figurer cette altérité, la cinéaste Halina Reijn va utiliser le genre cinématographique du thriller érotique, genre intrinsèquement et originellement masculin, en mettant au centre de l’équation la dynamique, autrefois culpabilisatrice, du plaisir sexuel féminin comme le moteur d’émancipation de sa protagoniste, comme un renversement d’un inconscient collectif de cinéma phallocrate. Du thriller érotique, on pense évidemment au cinéma d’Adrian Lyne avec Liaison fatale, Proposition indécente ou bien Neuf semaines et demi, mais aussi, plus anciennement encore, au film de Bernardo Bertolucci Le dernier tango à Paris, une œuvre aujourd’hui indissociable de sa séquence de viol du personnage féminin de Maria Schneider par le personnage masculin de Marlon Brando, dont beaucoup ont dénoncé son esthétisation outrancière et aujourd’hui irregardable. Cette seule scène, comme on aurait pu en prendre d’autres à travers l’histoire du cinéma, est en lien avec la scopophilie de la domination, la soumission sexuelle par la violence, l’humiliation, la déshumanisation. Tous ses films portent en leur sein la négation du Féminin. Babygirl en est la réponse la plus éclairante et essentielle.
- Harris Dickinson, Nicole Kidman
- Crédit : Constantin Film / Niko Tavernise
L’archétype de la Femme fatale, centre névralgique du thriller érotique, lui-même héritier du film noir, par ailleurs personnage-fonction par excellence, présentée le plus souvent dans une aura irréelle, est conditionnée par le regard masculin et ne peut exister autre qu’un objet de fascination dont le visage, le plus souvent glacial, personnifie le Mal absolu pour le héros masculin qui menace de tomber dans ses travers dans un érotisme manipulateur. Dans l’inconscient collectif, encore persistant, la chute du héros intervient après qu’il ait cédé à la femme fatale, une métaphore à peine voilée de l’orgasme. Le plaisir sexuel demeure un danger, le pouvoir sexuel causant automatiquement la perte du protagoniste féminin, la femme étant perçue comme une menace à l’égard du pouvoir des hommes. Halina Reijn, dans un geste de déconstruction, propose un renversement complet de cette dynamique, en inversant les rapports de force, à la manière de Todd Field dans Tár, Catherine Breillat dans L’été dernier ou encore Justine Triet dans Anatomie d’une chute, car eux-aussi usent de la figure de la femme fatale dans une réévaluation complète du mythe, et en ajoutant un facteur tout aussi important, et pas des moindres : le consentement. Tenue prisonnière dans une cage dorée, incarnée ici par le foyer marital, bien qu’il ne soit pas filmé comme un environnement aliénant, le cocon familial est bel et bien un frein aux pulsion de Romy qui trouve en Samuel, le nouveau stagiaire, non pas un jouet dont elle pourrait se délester si besoin est, mais un instrument lui permettant d’atteindre l’orgasme dans sa forme la plus primitive, presque animale, loin des conventions de la société bourgeoise new-yorkaise contemporaine représentée dans le film, le tout magnifié par le jeu de Nicole Kidman, manifestement investie par le rôle, se permettant même de réinventer le cri d’orgasme en s’éloignant de l’imagerie proprette mainstream en privilégiant l’utilisation de son corps comme une extension de son plaisir avec des bruits soudains de râlement, entendus par intermittence, la "transe" accentuée par les yeux révulsés et les muscles tendus, la respiration chaotique. Loin de tout sensationnalisme, les scènes sexuellement explicites du film mettent toujours au centre du dispositif Romy comme sujet conscient et conscientisé qui maintient l’ascendant. On peut même considérer ce geste cinématographique comme un prolongement, près de trente ans après, de la passion charnelle tue et angoissée de Portrait de femme de Jane Campion, plus précisément une séquence où le personnage d’Isabel Archer, également interprété par Nicole Kidman, alors allongée sur son lit, vit une rêverie érotique et fantasmatique où les projections de ses trois prétendants se mettent à la toucher et l’embrasser dans un montage heurté et enveloppé par la partition lyrique et fiévreuse du compositeur Wojciech Kilar.
- Nicole Kidman
- Crédit : Constantin Film / Niko Tavernise
Enfin, Babygirl peut se lire tout simplement comme une mise à nu de Nicole Kidman, l’actrice. Pour elle qui n’a eu de cesse de se mettre en danger toute sa carrière dans des rôles autrement plus troublants qu’une présentatrice météo sociopathe dans Prête à tout de Gus Van Sant ou une épouse dévouée aux tendances incestueuses dans Birth de Jonathan Glazer, Babygirl est la plus belle des réponses à ses détracteurs qui depuis des années la traînent en pâture dans une forme de body shaming, dénonçant son addiction au botox par injection, opération de chirurgie esthétique pratiquée par Romy dans le film et montrée par Halina Reijn comme une condition sine qua non à la survie sociale de son personnage dans un monde technocrate machiste, pas si loin de Hollywood. Une nouvelle date dans la construction du female gaze, assurément.
Galerie Photos
Votre avis
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.