The snow is falling...
Le 7 janvier 2025
La chambre d’à côté est le memento mori d’Almodóvar. C’est aussi la reviviscence d’un cinéaste qui, en filmant la Mort comme un baiser languissant, une porte entrouverte vers l’élévation par l’Art, compose un récit subjuguant sur la cannibalisation des êtres, prisonniers de leurs propres fictions, comme autant de mirages enveloppants.
- Réalisateur : Pedro Almodóvar
- Acteurs : Julianne Moore, John Turturro, Tilda Swinton, Alessandro Nivola, Juan Diego Botto, Alex Høgh Andersen
- Genre : Drame
- Nationalité : Américain, Espagnol
- Distributeur : Pathé Distribution
- Durée : 1h47mn
- Titre original : The Room Next Door
- Date de sortie : 8 janvier 2025
- Festival : Festival de Venise 2024
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– Festival de Venise 2024 : Lion d’or
Résumé : Ingrid (Julianne Moore) et Martha (Tilda Swinton), amies de longue date, ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid devient romancière à succès, et Martha reporter de guerre, leurs chemins se séparent. Mais des années plus tard, leurs routes se recroisent dans des circonstances troublantes…
Critique : Avec La Chambre d’a côté, Pedro Almodóvar conçoit sa première incursion dans le cinéma américain comme un moyen de conjuguer toute sa filmographie dans ce qui s’apparenterait à un testament artistique, en entrelaçant toutes ses obsessions. Sans qu’on ait affaire à un maelstrom indigeste, bien au contraire, son dernier film se révèle être une œuvre de revenants, un long métrage troublant sur le rappel à la mortalité d’un cinéaste qui a toujours situé ses personnages dans une impossibilité à se dessaisir d’un passé mortifère, contaminant le présent comme un jaillissement irrépressible, tandis qu’ils s’évertuent à s’enfuir dans un monde illusoire, fabriqué de toutes pièces, un théâtre de marionnettes. On pense à La mauvaise éducation, où le cinéaste Enrique Goded, obsédé à mettre en images des flux passionnels qui lui échappent, accouche dans la douleur d’une adaptation cinématographique de son propre traumatisme, ici l’enfance violée, dans l’espoir d’en réchapper, traversant le plateau de tournage comme un fantôme sans âge ni visage. En essayant de vampiriser son interprète principal, Ignacio, par ailleurs son amour de toujours, et d’aspirer ce qui reste de son âme, Pedro Almodóvar montrait l’Art comme un Éden illusoire, une porte vers l’Après, un mirage enveloppant. Cette obsession de l’Art comme une mise en abîme d’une Créature lié à son Créateur, on la retrouvait également dans La piel que habito, son chef-d’œuvre, qui dépeignait un huis clos dans une villa tortueuse et glaciale entre un chirurgien plastique, en réalité un esthète démiurge, obnubilé à l’idée de reproduire le corps de sa femme défunte, à l’aide de croquis et d’esquisses de ses créations, comme un exercice de reproduction du réel, et sa muse victimaire. En y repensant, Almodovar s’amusait à disséminer ici et là des tableaux dans différentes pièces de la villa, comme des échos de ce qui arrivera plus tard dans le récit. Cette figure de style, la prolepse, Almodóvar l’utilise aussi dans La chambre d’à côté, à plusieurs degrés, dans une même verve d’attraction-répulsion.
- Tilda Swinton, Julianne Moore
- © El Deseo, photo by Iglesias Más
La chambre d’à côté, c’est cette chambre où Ingrid, une romancière auto-fictionnelle, attend patiemment, non sans une certaine angoisse, le décès de Martha, ancienne reporter de guerre, aujourd’hui une mère solitaire et désavouée par sa fille. Il y a donc la Mort, symbolisée par Martha, malade d’un cancer en phase terminale, et la Vie, incarnée par Ingrid, qui documente avec une extrême attention la douce agonie de sa meilleure amie pour son prochain roman. Almodóvar ne montre jamais ce qui se joue précisément entre ces deux femmes que la vie à séparées il y a déjà bien des années : il subsiste leurs visages, semblables à des poupées en porcelaine, mais aussi des regards discrets, tantôt empreints de tendresse et de grâce, tantôt pernicieux, envieux voire dominateurs. Tilda Swinton et Julianne Moore, toutes deux prodigieuses, s’abandonnent dans un jeu de miroir troublant, entre Persona d’Ingmar Bergman et Mort à Venise de Luchino Visconti, où deux femmes s’amusent à se cannibaliser l’une l’autre, l’une, la romancière, pompant allégrement dans l’agonie de sa meilleure amie pour alimenter sa grande œuvre ; l’autre, avançant dans le pur mimétisme pour manipuler les émotions de son amie en recréant sa cour de récréation, sa machine à fantasmes. Et, au milieu, un tableau, Les gens au soleil, en anglais People in the Sun, d’Edward Hopper, représentant un bain de soleil, des personnes assises sur une terrasse, comme happés, hypnotisés par le soleil aveuglant, et plongés dans une contemplation muette. On peut d’ailleurs remarquer cette même imagerie taiseuse et quasi sépulcrale dans Parle avec elle avec ces deux patientes, Alicia et Lydia, plongées dans le coma, filmées comme des œuvres d’art, dont le personnel de la clinique s’occupent avec soin et douceur, dans l’attente de leur délivrance. En définitive, le tableau agit comme une réminiscence pour Martha et Ingrid, à la manière d’Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray, une manifestation cabalistique de l’âme. La photographie d’Eduard Grau accentue cette inquiétante étrangeté avec cette lumière laiteuse et diaphane venue d’ailleurs, aux antipodes des couleurs chaudes et vives, motifs récurrents de l’œuvre d’Almodóvar, ici portées davantage par les tenues des personnages, comme des pointes de vie perdus dans l’immensité glacé. À l’instar de Gens au soleil, Ingrid et Martha s’engouffrent elles-mêmes dans leur propre regard, le soleil demeurant un astre inaccessible, ne provoquant qu’un vif éclat léthargique et figé, comme une énergie privée de toute possibilité de mouvement. Ce tableau, Martha le fera revivre pour sublimer sa Mort dans un dernier mouvement ravageur, recréant de toutes pièces une installation dans le sens artistique du terme. Almodóvar cite d’ailleurs un autre grand tableau américain, Christina’s World d’Andrew Wyeth , lors d’un flash-back, en inversant certains motifs comme la position de la jeune fille (à noter que la modèle originale était atteinte de la maladie de Charcot, un mal incurable), à gauche dans le tableau, à droite dans le film mais aussi l’herbe, sèche et aride dans le tableau, verte et vivifiante dans le film, ou encore la maison, calme et apaisante dans le tableau, ravagée par les flammes dans le film.
- Julianne Moore, Tilda Swinton
- © El Deseo, photo by Iglesias Más
Avec La chambre d’à côté, Almodóvar nous livre sa profession de foi en transformant l’œuvre en vivant et le vivant en œuvre d’art. La conclusion du film, reprenant le monologue final du dernier film de John Huston, Gens de Dublin, un long métrage du hors-champ, de l’au-delà, hanté par un cinéaste en fin de vie, qui voyait dans la nouvelle crépusculaire du poète James Joyce The Dead un cri d’amour d’une infinie impuissance, en est une démonstration frappante. Dans le film de Huston, la neige évoquait autant la mort que l’immobilisme, comme un linceul blanc se posant délicatement sur le paysage, Almodóvar, lui, clôture son film avec une image simple, une terrasse, deux Femmes unis par la Vie, se tenant la main, recouvertes peu à peu de flocons de neige, signifiant pour le cinéaste le cycle d’une renaissance car, en voyageant du ciel vers la terre, pour ensuite s’évaporer et remonter, les flocons reflètent notre propre capacité à nous régénérer. Une œuvre essentielle mais aussi l’accomplissement, l’ennoblissement de Pedro Almodóvar.
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