Alligator

Quel bonheur, parfois, de dépasser la trentaine lorsqu’on fait partie d’un groupe de rock ! Matt Berninger, les deux frères Dessner et les deux frères Devendorf (The National terre fraternelle ?) semblent en tout cas avoir pas mal bourlingué avant de se trouver musicalement. D’où déceptions et blessures qui alimentent une musique souvent à fleur de peau ; d’où également une maturité hors du commun pour un groupe à guitares. Et Alligator, troisième album du quintette, apparaît bien comme le disque de la maturité. Bien plus urbain et tendu que ses deux prédécesseurs, délesté de ses ombres country, il est dans une certaine mesure l’extension grandeur nature du superbe Cherry tree ep sorti l’an dernier. Tout au long de ces treize chansons à l’intensité captivante, le groupe fait preuve d’un grand sérieux, d’une extrême précision dans les arpèges de Telecaster, dans les rythmiques et les envolées collectives. Mais le résultat n’apparaît jamais comme froid ou figé, et cela pour une raison essentielle : Matt Berninger.

Le chanteur grisonnant de The National est une sorte de phénomène malgré lui : authentique torturé, il traîne ses carcasses (amours déçues, solitude, éthylisme, néant professionnel) à travers des textes pour le moins surprenants, pouvant passer de l’intime au tragique, du cocasse à l’outrancier, au détour d’une virgule. Tantôt susurrés (Val Jester) tantôt crachés (Abel), ils dégagent une sorte d’autorité naturelle et incontestable qui place Matt Berninger dans la droite filiation d’un Leonard Cohen. Ainsi, dans Secret meeting, "I’m sorry I missed you / I had a secret meeting in the basement of my brain” - “Désolé de t’avoir manqué / J’avais un rendez-vous secret au sous-sol de mon cerveau" -, ou All the wine, qui traite magnifiquement de la confiance que peut vous donner quelques verres de vin : "I’m put together beautifully/ Big wet bottle in my fist / Big wet rose in my teeth" - "Je suis beau comme un Dieu / Une belle bouteille humide dans ma main / Une belle rose humide entre mes dents". Avec cette confiance-là et un groupe soudé qui veille au grain sur son phénomène (il faut voir les quatre musiciens en concert, les yeux rivés sur le titubant Berninger, prêts à intervenir à tout moment), il y a fort à parier que la source inspiratrice de The National n’est pas près de se tarir.