Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge

Critique : Derrière la trilogie, il y a une idée simple, ouverte, comme les affectionnait particulièrement Kieslowski : réaliser un film pour chaque couleur-symbole du drapeau français. Liberté, égalité, fraternité. Comme pour Le décalogue, il ne s’agit pas d’illustrer platement chaque concept, mais d’en extraire l’essence, et de l’intégrer avec finesse au récit. De fait, les films fonctionnent séparément, et il n’est pas nécessaire de les voir ensemble. Bien que les ayant tournés dans un laps de temps particulièrement court (un an pour les trois films !), Kieslowski a différencié chaque film en modifiant certaines variables-clés (acteurs, villes, directeur de la photographie), tout en conservant un noyau dur de collaborateur en vue d’assurer une homogénéité à l’ensemble. Ainsi, le compositeur, Zbigniew Preisner, et le coscénariste, Krzysztof Piesiewicz, sont au générique des trois films. Preisner composera trois bandes originales bien distinctes : concerto (inoubliable) pour Bleu, tango pour Blanc, et boléro pour Rouge. Trois grandes compositions qui ont joué pour beaucoup dans la renommée de la trilogie. Toutefois, et c’est la moindre des choses pour un cinéaste obsédé par les notions de destin, de prédestination, Kieslowski s’est amusé à mettre en place un complexe jeu de résonances entre chaque film. C’est pourquoi nous conseillerons de les voir les trois à la suite : l’expérience n’en est que plus convaincante.
Si vous ne pouvez en voir qu’un, sachez que notre préférence va vers Bleu, sans doute l’apothéose de la trop courte carrière du Polonais (avec La double vie de Véronique). Récit extraordinaire d’un deuil ordinaire, interprété par une Juliette Binoche en état de grâce. Une merveille hypersensible qui marque durablement le spectateur.
Changement de registre, un peu soudain, pour Blanc, ou Kieslowski s’essaie à une comédie doublée d’une tranchante histoire d’amour, à moins que ce ne soit l’inverse. Ne pas se fier au titre : l’humour est plutôt noir, sec. C’est aussi l’occasion d’un inattendu retour en Pologne. Mais ce qu’on retiendra du film, c’est surtout l’ambiguë relation amoureuse, teintée d’humiliation et de sacrifice, qui le lie à une Julie Delpy farouche, éclatante.
Rouge, quant à lui, prend des accents de thriller hitchckockien, pour livrer une réflexion sur la culpabilité, l’illusion de la vérité. Sous le masque des apparences se dessine un récit sensible, légèrement troublant, mais surtout exceptionnellement complexe, la psychologie des personnages se parant de milles nuances. Kieslowski s’appuie d’ailleurs sur un très solide duo d’acteurs : Jean-Louis Trintignant, parfait en vieux juge acariâtre, et Irène Jacob, qu’il avait déjà dirigée dans La double vie de Véronique. Encore une réussite, même si on ne peut s’empêcher d’y voir un certain trop-plein (de sens, de couleurs), à la limite de l’indigeste.
Un trilogie à (re)découvrir. Histoire de se rappeler que Kieslowski, en une poignée de films, à su imposer sa patte au cinéma d’auteur européen. Parmi la horde d’imitateurs qu’il a engendrés, seuls quelques-uns se démarquent. Citons ainsi Emmanuel Finkiel (qui fut son assistant) et Julie Bertucelli, deux talentueux cinéastes imprégnés d’une sensibilité est-européenne, qui ont su retrouver cet grâce fragile.
Pour ceux qui souhaiteraient poursuivre leur découverte de l’œuvre du cinéaste, plutôt que de perdre leur temps avec l’effroyable Enfer [1], vous pouvez vous procurer le coffret DVD du Décalogue, paru chez Montparnasse : dix fois une heure pour plonger dans les abîmes de l’âme humaine. Vertigineux.