Le 4 novembre 2013
- Scénariste : Wilfrid Lupano
- Dessinateur : Rodguen
- Editeur : Delcourt
- Festival : Quai Des Bulles 2013 (St-Malo)
Dick Rivers, Batman et Po, voila le mélange improbable d’un entretien peu ordinaire.
Troisième jour de Quai des Bulles, 10h. A une heure si matinale pour un dimanche matin de festival, je m’attends soit à un gros retard soit à voir deux zombies à l’œil aussi frais que ce maquereau abandonné sur le port que même les mouettes n’en veulent pas...
Et à défaut de maquereau, ce sont deux gardons tous frais que je vois arriver, Rodguen et Wilfrid Lupano, prêts à en découdre pour défendre Ma Révérence, aux éditions Delcourt.
Entretien matinal, entretien qui fait mal...
Rodguen, présente-nous Wilfrid Lupano
(Rodguen) Wilfried est un sacré garnement qui, un jour, m’a contacté parce qu’il avait un projet pour moi. C’est un type bien. J’ai eu le coup de foudre autant pour son script que pour le bonhomme. Très respectable, intelligent, propre. Très talentueux et une très grande variété d’idées, très cultivé, sensible. Un type bien, quoi...
Wilfried, mais qui est Rodguen ?
(Wilfrid) On aimerait bien le savoir. A ce jour, il reste une énigme pour nous tous. C’est un personnage mythique - mythologique - du dessin et du dessin animé. Il ne doit pas avoir loin des 45 ans mais a su garder un corps superbe malgré une hygiène de vie déplorable. Rodguen travaille dans le dessin animé, vit à Los Angeles et élève des pandas qui font des arts martiaux.
Au delà de ça, il dessine superbement bien et a fait connaitre son travail via Café Salé ce qui m’a permis de découvrir son boulot et de me dire que c’était l’élu, l’auteur que je voulais pour cette histoire. Alors, j’ai vu sa silhouette avec une lumière qui tombait en plongée et la musique de Carmina Burana...
Lui habitant à Los Angeles, la capitale mondiale du dessin animé, et moi, habitant Pau, la capitale mondiale du fois gras et du Jurançon, la rencontre était peu probable et on aurait eu peu de chances de se croiser si il n’avait pas eu la bonne idée de poster quelques planches pour un collectif américain qui s’appelle Flight Comics, sans ça, je n’aurais pas découvert son talent.
Après je l’ai contacté, sans me faire d’illusions car je savais que, travaillant dans l’animation, il aurait peu de temps pour un truc aussi gros. Mais on s’est donné le temps. Je me suis dit que rien ne presse sur ce récit là. Je l’ai écrit, je voulais qu’il existe mais je voulais qu’il soit bien. Je ne voulais pas le faire faire par n’importe qui sous prétexte qu’il est plus rapide. Car à la fin, on a le livre sous les yeux pour la vie et on ne se souviendra pas s’il a été fait en 6 mois ou en 15. La question ne se posera même pas. La vraie question sera : "est-ce qu’il a de la gueule ou est-ce qu’il n’en a pas ?".
(Rodguen) Pour ma part, il était hors de question qu’il le donne à qui que ce soit d’autre.
(Wilfrid) Ce que j’ai essayé de faire avant de le rencontrer. Mais, après, j’ai évidemment arrêté...
"En 25 ans de carrière, je n’ai jamais lu un script qui soit aussi bien écrit"
Pourquoi quitter les topissimes ursidés pour parler de personnages héritiers de Dick Rivers ?
(Wilfrid) Parce qu’il est fan de Dick Rivers, déjà !
(Rodguen) Comme nous tous en Picardie ! (rire)
(Wilfrid) Mais il n’assume pas, alors il le dessine...
(Rodguen) Je suis tombé raide amoureux du script quand je l’ai lu. Le thème me plaisait ainsi que l’histoire, la prouesse scénaristique de ne jamais avoir quelque chose de linéaire sans jamais se perdre. En 25 ans de carrière, je n’ai jamais lu un script qui soit aussi bien écrit. Je trouvais ça très intelligent, il y avait des dialogues à la Audiard qui me fascinaient. Je me suis dit que ça prendra le temps qui faudra mais je veux le faire. Du coup, j’ai passé tous mes week-ends et mes vacances pendant 3 ans et demi à bosser dessus en plus de mon boulot que je ne pouvais pas abandonner.
(Wilfrid) C’est de la BD du dimanche !
(Rodguen) Je m’étais fixé un planning de faire une planche tous les dimanches. Tous les dimanches soirs, je al lui envoyais par e-mail et j’attendais sa réponse le lundi matin pour son approbation. C’était vraiment hors de question qu’il donne ça à quelqu’un d’autre !
Pourquoi est-ce que Ma Révérence est si bien ? Pourquoi les gens aiment cette BD ?
(Wilfrid) C’est à eux qu’il faudrait poser la question !
On s’est donné pas mal de mal pour faire un récit qui soit, certes, une fiction mais qui sonne juste sur la France de Nicolas Sarkozy, la France qui se lève moyennement tôt, dans le cas des protagonistes de Ma Révérence. J’espère que les lecteurs ressentent un peu que ça sort de l’ordinaire de la bande dessinée parce que le récit est moins classique. Il y a énormément de choses vraies car je me suis inspiré d’histoires vécues et les histoires vécues ont ça de chouette qu’elles sonnent juste. Elles ne se discutent pas, scénaristiquement parlant. Elles ne se contestent pas. Elles ont leur propre force, leur propre originalité et je pense que c’est ça qui peut plaire aux gens dans ce récit en dehors de la présence, en creux, de Dick Rivers. La sonnerie de téléphone de Johnny Hallyday est un atout majeur, également...
"Toutes les fictions, et particulièrement dans la bande dessinée, sont en réalité des prototypes ricains"
Est-ce que tu t’es basé sur des références pour tes personnages ? Des amis ?
(Wilfrid) Ces sont des histoires d’amis, des histoires que j’ai entendu, des histoires que j’ai vécu, aussi. En fait, j’ai grandi dans des bars puisque mes parents tenaient des bistrots quand j’étais petit. J’en ai tenu moi-même, également. J’ai travaillé aussi la nuit, en boite de nuit. J’ai fait ça pendant 15 ans. C’était des bars de quartier, pas spécialement classes et ça fait que sur l’ensemble de ma vie, j’ai passé pas mal de temps à croiser ce type de personnage. Des Gaby ? J’en ai rencontré des dizaines et des dizaines. Donc, à la fin, je pouvais dresser leur portrait robot, leur façon de voir la vie, leur façon de penser, d’appréhender les problèmes, de les contourner, de les réinterpréter... J’en avais même dans ma famille. C’était cette France là que je voulais dépeindre car j’avais l’impression que c’est un trait essentiel de la France et qu’il était rarement abordé.
Même quand on fait un récit qui se passe en France, toutes les fictions, et particulièrement dans la bande dessinée, sont en réalité des prototypes ricains. Ce ne sont pas de vrais personnages français, ils n’ont pas de références culturelles françaises, ils n’ont pas une façon de fonctionner à la française. Le personnage de Gaby, aucun américain ne peut l’écrire ni le comprendre, ni lui ni cette fascination pour cette Amérique au rabais qui serait représentée par des santiags bleus, une vraie banane de rocker et de la sous-musique américaine, cette soupe qu’était la musique yé-yé. Non, aucun américain ne peut comprendre ce personnage franco-français.
Enfin, disons européano-européen parce que des Gaby Rocket, il n’y en a pas qu’en France, il en existe en Allemagne, en Espagne, en Italie...
(Rodguen) Graphiquement, tous les personnages sont des mélanges de différents potes à moi, de connaissances. Gaby, c’est le genre de mec que je connais ou que j’ai connu en Picardie et je lui ai donné une gueule de copains que j’ai vieillis. Dès le départ, Wil a adhéré à son look. Pour Vincent, je voulais un mec commun, qui passe inaperçu, un beau gosse mais sans le revendiquer. Je voulais qu’il y ai un bon contraste entre les deux personnages.
Bernard, c’est un pote à moi que j’ai vieilli. Je voulais un genre de Gérard Lanvin dans le look.
A chaque fois, je me fais un casting de prises de vue réelle qui va dans le sens du coté graphique. Je travaille aussi la manière de bouger de mes personnages. Le jeu de scène, c’est super important. Il faut qu’il soit crédible, naturel. C’est primordial et c’est un peu mon boulot, aussi.
(Wilfrid) C’est ça qui a énormément fait que les gens ont aimé le bouquin. A la base, il y a des séquences justes mais elles sont portées par des attitudes qui sonnent très juste également. C’est quelque chose de très dur à percevoir, comme dans une bonne réalisation au cinéma. L’enfer est dans les détails sur ce genre de sujet. C’est cette justesse de jeu qui apporte le supplément d’âme à l’histoire.
"A loser, je préfère le terme de "paumé", "galérien" "
D’habitudes ces personnages sont dépeins péjorativement, comme des beaufs ou des ratés. Ici, il y a beaucoup de tendresse, de sensibilité même si ce sont des losers...
(Wilfrid) Pour moi, ce ne sont pas des losers, en fait. Je ne suis pas d’accord avec ce terme. Pour Gaby, ça me dérange moins mais, pour moi, Vincent n’est pas un loser.
(Rodguen) C’est un galérien
(Wilfrid) Un loser, dans la mythologie ricaine, c’est quelque chose d’assez fasciste. La conception de Winner/Loser veut que certaines personnes ont un mode de pensée pour la Win et d’autres pour la Loose. En américain, un loser n’est pas un perdant, c’est un perdeur. Vincent n’est pas un perdeur, il se pose beaucoup de questions sur le monde, plus que la plupart de nos contemporains, et dit simplement : dans un monde aussi cruel et injuste, réussir ne m’intéresse pas. Est-ce que ça fait de lui un loser ? Je ne crois pas... C’est quelqu’un qui préfère rester à la marge et, pour moi, c’est respectable !
Si on se contente de séparer les gens entre les winners et les losers, on n’a plus d’histoires à raconter. Cette vision binaire des choses est trop légère pour représenter l’humanité toute entière. Pour moi, les personnages les plus intéressants ne se situent ni dans les winners, ni dans les losers mais dans cette espèce de ventre mou où toutes les histoires vraiment importantes se passent. C’est mon avis. Mais ça n’est que mon avis...
A loser, je préfère le terme de "paumé", "galérien" et encore, pour Vincent, c’est temporaire car il essaie de s’en sortir. Gaby, par exemple, c’est un paumé mais il reste dans son canapé et se gratte les couilles. Tu vois : il en a fait son parti... Vincent, c’est plus compliqué : il a un projet, certes délirant, ambitieux et utopique mais il a un projet. Et un projet délirant c’est mieux que pas de projets du tout !
"Je fais des œuvres mainstream en faisant une proposition alternative"
Vous parlez beaucoup de Gaby. Est-ce lui le véritable héros de l’histoire ?
(Rodguen) C’est lui qui prend un gros virage...
(Wilfrid) C’est lui le véritable sujet et pas le véritable héros. Vincent est omniprésent car il raconte son histoire à lui. C’est le narrateur donc il est tout le temps là. En filigrane, par petites saynètes, c’est Gaby que l’on suit et qui va se révéler. Tandis que Vincent reste sur un cap, il évolue moins.
Peut-on faire un parallèle avec Byron, le cow-boy de L’Homme qui n’aimait pas les Armes à Feu ?
(Wilfrid) Byron est tout sauf un cow-boy : il ne monte pas sur un cheval, il porte un costume et il est avocat londonien. C’est tout sauf un cow-boy. Moi je voulais faire un western sans cow-boys et tu me dis que Byron est un cow-boy, je suis dégouté (râle, rire)
Mais je vois ce que tu veux dire et je suis d’accord avec toi. J’écris beaucoup de projets qui me viennent en contre-point de l’idéologie dominante. Je regarde ce que produit le mainstream et quand je vois des trucs qui m’agacent parce que je trouve qu’il a des stéréotypes qui peuvent être dangereux et bien j’ai envie de produire, en réaction à ça, une alternative. Mais une alternative qui reste grand public parce que faire dans l’underground me pose un problème car j’ai l’impression de ne parler qu’à des gens qui sont déjà convaincus.
Je fais des œuvres mainstream, donc, en faisant une proposition alternative. Le lecteur ne s’en rend pas forcément compte car il n’a pas un acte militant quand il le lit, c’est moi qui ait un acte militant quand je l’écris. Donc, je préfère écrire des histoires sur des personnages qui ne sont pas des surhommes. Le surhomme me parait être un personnage dangereux dans la littérature et en particulier dans la BD.
En effet, si on accepte les surhommes, on accepte aussi les sous-hommes. A partir du moment où l’on classifie les gens en fonction d’une supériorité génétique, mieux, plus fort, etc. ça veut dire que tu acceptes des mecs moins forts génétiquement. Moi je pense que l’on est tous pareils mais comme on est tous différents, c’est intéressant. Je suis passionné par l’homme ordinaire qu’une situation va rendre beau, intéressant.... ou cruel... ou fou. Je préfère qu’un individu se révèle face à des évènements plutôt que de dire que cet individu est le plus beau, le plus drôle, le plus riche, le plus séduisant... C’est le postulat de tous les héros américains et je ne me reconnais pas dans ce personnage. Il ne m’intéresse pas. Je ne tremble pas pour lui car je sais qu’il va s’en sortir, qu’à la fin il va lever la gonzesse, qu’il va sauver le monde. Je m’en bat les couilles mais de manière professionnelle !
Pourtant j’ai bouffé du super-héros de comics quand j’avais 12-13 ans mais à un moment je me suis dit "so what ?". Et d’ailleurs, il y a une dérive à tout ça : tu remarqueras que le héros qui sauve le monde, c’est pas vrai pour tous évidemment, est multimillionnaire et, ça aussi, ça me pose un problème parce que si tu imagines que les gens magnifiques, les gens superbes qui ont un grand cœur et qui sauvent le monde sont systématiquement des millionnaires, tu acceptes la proposition inverse : les gens riches sont magnifiques, ont un grand cœur et sauvent le monde. Batman, Bill Gates, c’est le même combat...
Et, pour finir, moi je dis que Gaby, il prend Batman quand il veut. Et je lance ce défi publiquement sur bédéo.fr ; Bruce Wayne si tu nous entends, Gaby te défonce la gueule ! Voilà, quand il veut... (rire, menaces)
Quels sont vos projets à tous les deux ?
(Wilfrid) Ben un crossover avec Batman, pour commencer, histoire que l’on règle cette histoire une bonne fois pour toutes... (rires)
(Rodguen) On a profité de ce festival pour discuter et, oui, une deuxième BD pourquoi pas ? J’ai vécu une expérience de travail vraiment idyllique avec Wil donc je suis prêt à remettre le couvert, c’est clair.
Un petit mot sur ton "vrai" métier, Rodguen, peut-être ?
Ça fait 25 ans que je suis dans l’animation, 18 ans chez Dreamworks. Je suis superviseur d’anim’, storyboarder et réalisateur par moments aussi...
Là, je viens de finir de réaliser mon film : un court-métrage de 22 minutes pour la franchise Kung-Fu Panda. Vous pourrez le voir sur le DVD du 3ème. En rentrant, je m’y mets sur ce 3ème épisode. Ça fait 10 ans que je suis sur Kung-Fu Panda, c’est mon bébé...
Wilfried, des projets en pagaille ?
(Wilfrid) Un certain nombre : j’ai fait un Homme de l’Année qui sortira le mois prochain, L’Homme qui Tua Che Guevarra, avec Gaël Séjourné au dessin. C’est un one-shot qui sortira le 4 novembre.
Sinon, j’ai une nouvelle série qui sort chez Dargaud, avec Paul Cauuet au dessin avec qui j’avais fait L’Honneur des Tzarom chez Delcourt. Ce sera une nouvelle série contemporaine mais je suis embêté pour te donner le nom car je suis à 2 doigts de le changer. Ça parle de 3 sexagénaires. On est loin de Batman, une fois de plus. Encore qu’il commence à être un peu âgé, le Batman, ça fait crac-crac dans les articulations...
Le mot de la fin ?
(Wilfrid) Pâquerette. Il faut toujours rester sur une note fleuri...
(Rodguen) Picon (rires, plein)
Un nouveau café et nos deux compères se rendent à nouveau disponibles pour une nouvelle interview, prêts à s’ouvrir une nouvelle fois et à user de leur "parler vrai".
Un grand merci à Rodguen et Wilfrid pour cet entretien riche et généreux, ainsi que pour le dessin, cadeau pour toi, lecteur. On croise très fort les doigts pour que l’on puisse retrouver leur collaboration, à nouveau, dans une seconde bande dessinée !
Galerie Photos
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.