Paradis de chimères
Le 11 février 2013
Enfin traduit en français, le récit des cinq années mexicaine de Kijû Yoshida est une passionnante réflexion sur le réel et ses simulacres.
- Réalisateur : Kijū Yoshida (Yoshishige Yoshida)
- Plus d'informations : http://www.capricci.fr/editions.php...
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– En librairie le 14 février 2013
Enfin traduit en français, le récit des cinq années mexicaine de Kijû Yoshida est une passionnante réflexion sur le réel et ses simulacres.
L’argument : En 1977, Kijû Yoshida part au Mexique pour y réaliser l’adaptation d’un roman d’Endo Shûsaku. Il ne le tournera pas, mais habitera le pays jusqu’en 1982. De retour au Japon, il relate son « odyssée-naufrage ». L’ouvrage tient du journal de voyage et relate les pérégrinations d’un Yoshida apparemment passif, se laissant porter par le monde et ses événements. Mais il est surtout une « aventure en écriture », un voyage élégant en terre de savoirs, sans équivalent dans la littérature cinématographique.
Le Mexique selon Yoshida s’enrichit de la philosophie, de l’histoire du siècle, des arts et du cinéma. Trotski croise Buñuel, Hernán Cortés et les peuples mayas, Foucault disserte avec Eisenstein et Merleau-Ponty, Deleuze, Bataille et Duchamp.
À l’heure où les utopies des années 1960 sont en berne, Yoshida tâche, dans le droit fil de sa filmographie, de créer par les moyens de la littérature un espace, une brèche infime dans l’apparente continuité du monde, qui autorise l’action, la jonction, l’agencement, la rencontre. En ce sens, Odyssée mexicaine ne saurait s’appréhender comme une parenthèse dans la carrière du cinéaste : c’est une étape essentielle de sa pensée et de son esthétique.
Notre avis : Publié au Japon en 1984, Mehico yorokobashiki inyu n’est pas un simple recueil de notes prises au jour le jour mais un récit à postériori dont la haute teneur littéraire est admirablement rendue par la traduction de Mathieu Capel.
Kijû Yoshida y revient, en onze chapitres aux titres évocateurs (Un chien aztèque en hétérotopie, L’image d’un colibri et le signe « re ») sur les cinq années d’effort à tenter de tourner un film en collaboration avec des gens du cinéma mexicain, en pure perte, en précisant bien (p. 253) : Ce voyage en écriture est mon voyage « vécu » quand les cinq années de mon séjour « réel » au Mexique n’étaient que « vouées à disparaître ».
En prônant ainsi le décalage du souvenir plutôt qu’une imagination en perte de vitesse, il tient à s’inscrire dans le prolongement de Proust qui « diffère » sa vie dans l’acte d’écriture et s’oppose à la forfanterie d’un Céline .
Comme dans Beauté de la beauté, Yoshida associe ici le captivant récit de voyage à la première personne (narré avec un véritable art de conteur sachant faire vivre un paysage, un moment d’attente, un aperçu météorologique) et le dialogue vivifiant avec les auteurs les plus divers qu’il cite à l’envie sans que cela alourdisse jamais son écriture élégante et précise.
Ces citations nourrissent une réflexion philosophique poussée mais toujours en mouvement, accessible et dénuée de lourdeur systématique.
Car, partageant avec Roland Barthes l’aversion pour l’autoritarisme de la signification (p. 74), il dit lui-même (p. 264) avoir écrit cet ouvrage dans l’intention qu’il reste toujours « à fleur » des paradoxes entre différence et équivalence, information et métaphore et s’amuse, avec une mélancolie joyeuse toute nietzschéenne, à établir sans cesse de fragiles relations et correspondances, à la recherche du Théâtre dans le théâtre, d’une réalité fugitive qui échappe au sens exténuant.
Les 268 pages (qui s’avalent d’une bouchée) de ce dangereux exercice d’équilibriste, ... jeu délicat entre le monde et sa représentation (p. 17) ne cessent de conjurer l’image d’un Mexique à la fois douloureusement vécu (Tant mieux si le monde m’appelle, en recevoir l’accolade est une joie infinie. Mais cela ne va pas non plus sans une violente usure du corps, p. 15) et irréel (Mexique, le Mexique, j’y ai passé de longs mois, le regard happé par les métastructures qu’il dispose de toutes parts, sans pouvoir déjouer tout à fait leurs tentations.)
Evoquant (p. 53) l’arrivée des Européens dans ce qu’ils prirent d’abord pour les Indes et voyant uniquement dans ce Nouveau Continent ce qui était conforme à leur Paradis de Chimère, ou encore les compagnons de Cortès qui, oubliant qu’Amadis (de Gaule) n’était qu’un miroir, ... crurent que cette Tenochtitlán, qu’ils avaient sous les yeux, était réelle, et ne surent pas voir qu’elle n’était qu’un spectacle dans le théâtre gigogne des aztèques, Yoshida voit (p. 222) l’investiture du nouveau président comme le sacre du nouveau tlatoani et ne cesse de souligner cette irréalité, ce pouvoir de l’illusion qui empêchent le Mexique contemporain de sortir de la double structure du pouvoir d’ascendance aztèque – cérémonialisme et bureaucratie (p. 197), le condamnant à reproduire infiniment le simulacre eschatologique d’un monde qui met en scène sa propre fin.
- José Guadalupe Posada : Calavera Garbancera (1912)
Au cours de cette stimulante lecture, à la recherche, finalement abandonnée, du Texcoco, lac entrevu (depuis l’avion) sur lequel, progressivement asséché, s’est érigée la Mexico moderne, on croisera donc bien des fantômes familiers, amicaux, émouvants : le huitzilin-colibri des Aztèques (p. 138) : « simple forme » capable de se charger de n’importe quel signifiant … une valeur symbolique zéro, un « signifiant flottant » ; les gravures de José Guadalupe Posada El niño fenómeno et Calavera Garbancera qui illustrent l’ouvrage ; Colomb (p. 55) : L’image de l’Eden, qu’en lui le dévot continuait de former, le poussait à imaginer que la Terre de Grâce fût le Ciel ; la figure tragique de Moctezuma II ; les révolutionnaires Pancho Villa et Emiliano Zapata : l’insurrection était de bout en bout le prolongement d’une fête, et cet homme, sommé d’interpréter une pièce de théâtre de mauvais goût à la suite d’une erreur de son auteur, ne rêvait que d’échapper bien vite à ce cauchemar pour réintégrer la ronde d’une vraie fête de village ; Walter Benjamin ; Marcel Duchamp ; Merleau-Ponty ; Mauss ; Heidegger ; Bataille ; Levi-Strauss ; Deleuze et Guattari, leurs rhizomes et leurs Mille plateaux ; Hiroshi Hara et son architecture fugitive ; Derrida et sa différance, Eisenstein (dont l’aventure mexicaine en 1930/31 anticipe en quelque sorte celle de Yoshida cinquante ans plus tard) ; Trotzki (assassiné, comme on sait, au Mexique, et évoqué dans le chapitre 8 : La chasse au père et la machine qui parle) ; sans oublier Michel Foucault (La pièce de théâtre du pénitencier de La Paz, au chapitre 2, rappelant à Yoshida ses réflexions sur les Ménines de Vélasquez : N’étions-nous pas, nous spectateurs, comme autant d’acteurs contraints à tenir un rôle, p. 43).
- Kijû Yoshida - Odyssée mexicaine - Editions capricci
Mais c’est, p. 240, un vieillard meztizo alcoolique, l’illustre Emilio El Indio Fernandez, revenu errer dans les immenses studios de Churubusco sur lesquels il régna autrefois après avoir passé deux ans en prison pour avoir tué un homme sous l’effet de la boisson, qui fait surgir avec une grandeur dérisoire, carnavalesque, la figure mythifiée et fuyante de l’Indien : Tout au long de sa longue vie ce vieux cinéaste s’était lui-même affublé du nom d’Indien, et ce nom de mensonge désignait les « Indiens » véritables bien mieux que ne le faisaient les Indiens dans la réalité, me signifiant ainsi qu’il n’était rien de plus qu’un mot changé en nom.
C’est à la rencontre avec cet Indien qu’Artaud percevait déjà comme une indubitable autoparodie, jouée à l’intention des blancs mais qui n’est pas une sombre et triste farce, … plutôt comme le dit Nietzsche, un « gai savoir », et le jeu sans limites de la « différance » derridienne qu’aboutit l’Odyssée mexicaine triste et joyeuse de Kijû Yoshida.
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