Le 2 juillet 2003
Michèle Gazier compose à petites touches une œuvre intimiste autour des fêlures quotidiennes qui naissent du regard des autres.
Michèle Gazier, qui vient de recevoir le Prix du roman féminin aufeminin.com-aVoir-aLire.com pour son roman Les garçons d’en face, compose à petites touches une œuvre intimiste et sensible, autour des fêlures quotidiennes qui naissent du regard des autres, de la différence, de la recherche de soi.
Vous avez dit "je ne crois pas qu’il existe une littérature féminine, mais une thématique féminine." Comment y rattachez-vous votre propre écriture ?
Je parle à partir d’une expérience, d’une sensibilité qui est la mienne, que je crois être celle d’une femme.
Un homme qui traite ce genre de sujet, l’identité, la frontière, ne le vit pas de la même manière. C’est une femme qui parle de son mal-être, qui porte un regard sur la peau des autres, sur la monstruosité des autres. Et je ne crois pas qu’un homme ait tout à fait le même regard. Ni la même sensibilité.
Je pense que cette appréhension sur l’apparence, sur le regard que l’on porte sur soi, sur le désir d’échapper à la détermination du regard, c’est quelque chose qui est plus féminin que masculin.
Vous jouez beaucoup des atmosphères, dans vos romans. Vous mettez en place une intrigue dont la résolution va s’emballer dans les toutes dernières pages. L’histoire ne serait-elle pour vous rien d’autre qu’un alibi qui vous permettrait de mettre en place des caractères, des portraits ?
Non. Pour moi, un roman, ce ne sont pas d’abord des personnages, c’est d’abord une idée. C’est toujours très abstrait. Le roman, pour moi, est un moyen d’élucidation de questions réelles, que je me pose. Je pourrais répondre par un essai. Mais je crois que le roman va plus loin que l’essai. A travers la fiction, on peut arriver à résoudre des questions parce qu’il n’y a pas une seule résolution. On peut donner plusieurs voies, plusieurs réponses.
Vous êtes particulièrement attachée au thème de la différence. Pensez-vous que vos origines multiculturelles vous rendent plus sensible que d’autres à cette question ?
Bien sûr ! Je pense que je n’écrirais pas les mêmes choses, peut-être même que je n’écrirais pas du tout si je n’avais pas l’histoire que j’ai, qui est une histoire assez banale. Mon père est espagnol, né en France, ma mère est née en Espagne. Quand j’étais enfant, quelqu’un m’a dit à l’école, "tu es fille de réfugiés". Je suis rentrée à la maison et je l’ai dit à ma mère. Je savais que ce n’était pas gentil ! Et elle m’a dit "non, ce n’est pas vrai". Elle ne m’a pas expliqué ce que ça voulait dire. Tout à coup, pour moi, c’était être de l’autre côté, être différent. Je l’ai éprouvé comme une exclusion.
La seule réponse que j’ai trouvée a été de faire des études d’espagnol. C’est à dire que cette langue que je ne connaissais pas (on ne la parlait pas chez moi, je l’ai apprise à l’école), cette civilisation qu’on dénigrait (l’espagnol, c’était la langue des vendangeurs), je me suis dit que c’était aussi celle de Cervantès. J’ai fait des études d’espagnol pour savoir. On ne peut pas savoir où on va si on ne sait pas d’où on vient. On a besoin d’être de quelque part. On peut en partir, mais cette charge qu’on a en soi, qui vous donne le droit d’exister tel que vous êtes, elle est importante à cerner. C’est à la fois le droit à la différence, et une identité.
Cela revient tout de même souvent dans vos romans, cette légitimité des gens qui ont fait souche quelque part...
Je suis née à Béziers, tout près d’une frontière espagnole, et les gens du cru, eux, ils étaient français. Nous, on n’était pas français, on était des immigrés. Quand on part, en général, que ce soit à cause de la politique ou de la pauvreté, c’est qu’on ne peut plus vivre là d’où on vient. Et c’est dur. Mes grands-parents ont passé cette frontière, et ils ne l’ont pas forcément fait dans l’allégresse. Ce n’est pas un choix. On vient là parce qu’il va y avoir soit du travail, soit de la liberté, en tout cas des choses qui vous permettent de vivre. Pourquoi avoir cette honte, le cacher ? Les gens le cachaient, et moi, à un certain moment, j’ai eu envie de le proclamer.
Vous écrivez des livres, vous écrivez sur les livres des autres [1], vous traduisez... Quel est l’exercice qui vous apporte le plus de satisfactions ?
Ce sont des choses très différentes. J’ai aimé traduire... Faire connaître une littérature. J’ai introduit en France Vasquez Montalbán, Juan Marsé, Francisco Umbral, et d’autres, que je n’ai pas traduits, mais que j’ai fait traduire. J’ai du bonheur à faire ça. Les critiques littéraires, c’est un travail que j’aime parce que c’est un travail de médiateur entre la lecture qui est solitaire, et le partage de ce qu’on a lu. Je crois que ça a été deux moyens de m’approcher au plus près de l’écriture sans écrire moi-même. La traduction est un travail formidable d’acquisition de l’outil de la langue. On ne peut pas laisser passer quelque chose, donc il faut maîtriser parfaitement la langue. Plus celle d’arrivée que celle de départ. La critique, il faut coller à une certaine écriture, et la critique littéraire est la seule qui emploie le même langage que ceux qu’elle critique. Donc, il y a une espèce de miroir.
Le passage à l’écriture a été quelque chose de formidable, mais je crois que si on ne m’avait pas poussée dans le dos pour le faire, je n’y serai peut-être pas arrivée toute seule. C’est difficile, tout d’un coup, d’être découvert par le regard des autres. Il y a des joies, comme les prix, la reconnaissance, certains articles, il y a aussi une grande dureté. C’est surtout quelque chose d’infiniment fragile et heureux.
[1] Michèle Gazier est critique littéraire à Télérama
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