Les âmes errantes du Cambodge
Le 4 août 2019
Le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh poursuit son cheminement, en signant un film intime en forme de méditation, dans lequel rituels et poésie tentent d’apaiser les âmes des victimes du génocide khmer rouge. Un superbe lamento, qui aurait mérité une sortie en salles.
- Réalisateur : Rithy Panh
- Acteur : Randal Douc
- Nationalité : Français, Cambodgien
- Editeur : Arte Editions
- Durée : 1h55
- Titre original : ផ្នូរគ្មានឈ្មោះ (Graves Without A Name)
- Date de sortie : 7 mai 2019
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Résumé : Toujours en quête de paix, Rithy Panh poursuit son chemin. Que peut trouver un jeune garçon de 13 ans qui a perdu la plus grande partie de sa famille sous les Khmers rouges, lorsqu’il se met à la recherche de leurs sépultures, réelles ou spirituelles ? Et que cherche-t-il vraiment ? Des fantômes ? Des villages détruits à en être méconnaissables ? Des témoins réticents ? Le contact imaginaire avec un frère ou une sœur à la nuit tombante ? Bien plus que la simple histoire d’un pays, les images cinématographiques de ce film racontent une histoire universelle.
- Copyright : Catherine Dussart Production (CDP)
Notre avis : Depuis trente ans, film après film, Rithy Panh entretient le souvenir de l’extermination de masse qui fut perpétrée au Cambodge par les Khmers rouges entre 1975 et 1979 et qui le priva de la quasi-totalité des siens, alors qu’il n’avait que treize ans.
Or, les Tombeaux sans nom marque une nouvelle étape dans le long processus d’un deuil a priori impossible que constitue sa filmographie : il a toutefois désormais délaissé les films purement documentaires, pour des long-métrages plus autobiographiques comme Exil (2016), où un comédien explore, dans une cabane, le paysage mental du déporté qu’il fut, mais aussi et surtout l’Image manquante (2013), où il évoque ses proches à l’aide de figurines en terre.
- Copyright : Catherine Dussart Production (CDP)
Ne sachant plus où ils gisent, ce qu’il ressent comme une faute, il revient dans ce nouveau film sur les lieux de leur disparition, afin d’évoquer et invoquer les ombres des disparus, leur donner une sépulture, pour leur permettre de devenir des ancêtres. « Je ne vis pas dans le passé, je cherche à parler aux âmes. À leur trouver un habit de paix et que cet habit soit aussi le mien », confie le cinéaste à travers la voix de l’acteur Randal Douc. Le réalisateur apparaît parfois à l’image, par exemple lorsqu’il participe à une cérémonie entre chamanisme et bouddhisme pour entrer en contact avec l’ombre de son père, mais il refuse toujours de se mettre en scène : car il part, avec ce film, à la recherche non pas de lui-même, mais de toutes ces âmes que la mort violente et l’absence de sépulture ont condamnées, selon les croyances khmères, à l’errance.
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- Copyright : Catherine Dussart Production (CDP)
Il n’aura fallu, de fait, que trois ans de dictature pour que le régime qui s’était ironiquement baptisé « République du Kampuchéa démocratique », décime presque deux millions de personnes, rien moins qu’un quart de la population cambodgienne de l’époque. Car, quand Pol Pot prend le pouvoir en avril 1975, il se met en tête de « rééduquer » par le travail agricole la population urbaine, qu’il juge bourgeoise, corrompue et débauchée, en la déportant auprès du « véritable peuple », celui des campagnes.
Rithy Panh nous emmène donc dans la plaine de la province de Battambang, dans le nord-ouest du Cambodge, où il fut déporté avec dix des siens, mais dont ils ne sont que deux à être revenus. Là-bas, où la violence reste encore enfouie dans la terre, deux vieux paysans disent pudiquement la terreur que faisaient régner les miliciens du régime : exécutions perpétrées avec les outils à portée de main, c’est-à-dire les instruments agricoles, famine, viols, mariages et travaux forcés, délations. Une entreprise d’annihilation totale qui n’aura pas traumatisé que ses victimes directes : « Avoir peur, (…) c’est devenu notre héritage. On le transmet à nos enfants et petits-enfants. »
- Copyright : Catherine Dussart Production (CDP)
« J’ai connu une idéologie qui voulait éliminer l’homme, jusqu’à son souvenir, explique encore Rithy Panh. Rien ne peut tuer un homme, bizarrement. Il reste tant de signes. » Comme cette dent déterrée dans un charnier, car, sur les anciens camps de rééducation, les morts affleurent sous les rizières, au pied des kapokiers. Afin d’honorer ces âmes en peine, le cinéaste leur fait des tableaux commémoratifs avec des feuilles et des fleurs, accroche leurs photos aux arbres : il lui suffit également d’une figure modelée dans un bananier, d’une souche à l’apparence humaine, d’un masque posé dans l’herbe pour rendre leur présence visible. C’est en renouvelant sans cesse ses moyens poétiques que Les tombeaux sans noms réussit à établir un lien ténu, mais puissant, entre les morts et les vivants.
L’âpreté des témoignages est ainsi tempérée par la profonde spiritualité qui irrigue le film. Car, contrairement à Claude Lanzmann dont le travail était centré sur la parole, Rithy Panh nous donne surtout à voir des images : et ce n’est que leur potentiel incantatoire qui leur permet de s’inscrire dans une quête mystique et d’entretenir un dialogue avec des morts, qui ne sont plus là, mais sont pourtant partout. En filmant, donc cette « plaine linceul », entre rizières et forêts, où la nature a repris ses droits, le cinéaste effectue plus qu’un devoir, un véritable travail de mémoire, dans l’espoir que les défunts et les survivants puissent retrouver ensemble la paix.
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