Le 13 juillet 2024
- Dessinateur : Hugo Pratt
- Genre : Aventure
- Editeur : Casterman
Le Centre Pompidou consacre une rétrospective au célèbre marin dans le cadre de la monumentale exposition « La bande dessinée à tous les étages ». Baptisée « Corto Maltese. Une vie romanesque », l’exposition explore la construction du personnage et les multiples références historiques, littéraires, cinématographiques et issues des légendes mobilisées par Hugo Pratt, bibliophile impénitent. À cette occasion, retour sur la figure de Corto Maltese et les références de son créateur.
À l’instar de Pratt, Corto Maltese est un personnage plein de paradoxes. Figure mythique de la bande dessinée européenne, doté d’une silhouette que même les profanes connaissent, Corto Maltese n’a jamais suscité d’énormes ventes : au sommet de son succès, dans les années 1980, il se vend entre 120 000 et 200 000 albums de Pratt. Si ces chiffres sont importants, ils sont à comparer aux millions – au pluriel – écoulé par Tintin ou Astérix. Avec Corto, Pratt a donc touché au-delà du cercle de ses lecteurs, grâce à l’imaginaire que véhicule le personnage et l’ambiance de ses récits – la mer, l’exotisme –, que le dessinateur retranscrit notamment dans ses belles aquarelles vendues en tant que produits dérivés. Pratt a également créé un personnage ambigu, loin des standards du héros traditionnel, mais qui n’est pas non plus un anti-héros. Corto navigue dans un entre-deux et s’avère finalement insaisissable. Personnage né dans une revue destinée à la jeunesse, Corto s’avère pourtant un héros mature qui incarne le basculement éditorial de la bande dessinée vers un public adulte.
La naissance d’un mythe
Apparu en 1967 dans La Ballade de la mer salée, album devenu mythique dont il n’est d’ailleurs pas le personnage principal, Corto Maltese a propulsé Pratt parmi les maîtres européen du neuvième art. Ce récit de 160 pages séduit immédiatement par sa proposition graphique, avec ce noir et blanc radical inspiré par Milton Caniff, son ambiance exotique ancrée dans l’histoire (le Pacifique Sud durant la Première Guerre mondiale), et ses multiples références littéraires. La Ballade de la mer salée est considérée aujourd’hui, comme l’un des récits précurseurs de ce qu’il est convenu de qualifier de « roman graphique ». Hugo Pratt aimait d’ailleurs à parler de « littérature dessinée » pour évoquer ses histoires.
La Ballade de la mer salée, un album mythique publié en album en 1975 par Casterman, qui préfigure ce qui devient par la suite le roman graphique.
Pratt a 40 ans et une solide carrière derrière lui lorsqu’il fait paraître, dans le journal italien Sgt Kirk – dont le titre renvoie à un autre personnage du dessinateur – les premières planches de La Ballade de la mer salée. Il a lui-même déjà beaucoup voyagé depuis son plus jeune âge. Originaire de Venise, il passe une partie de son enfance en Éthiopie, son père étant affecté dans la police coloniale de Mussolini. Il conserve par la suite la mémoire de cette enfance en Afrique, et le jeune dessinateur conserve par la suite un goût du voyage. En 1949, Pratt s’installe en Argentine, où il rencontre le scénariste Hector Oesterheld et publie plusieurs récits majeurs (Sergent Kirk, Ernie Pike, Ann de la jungle). Il s’installe brièvement à Londres puis au Brésil au début des années soixante, avant de repartir à Venise. C’est là qu’il fait la connaissance de Florenzo Ivaldi, un entrepreneur bédéphile qui met les fonds nécessaires à la création du journal Sgt Kirk. Corto Maltese est la création d’un dessinateur mature, nourri par ses propres expériences et par une culture littéraire fournie. La série paraît par la suite en France dans Pif gadget, où elle apparaît en décalage avec le public enfantin du journal, avant de connaître le succès dans la revue (À Suivre) lancée en 1978 par Casterman. C’est d’ailleurs à l’initiative de Didier Platteau, directeur éditorial de Casterman, qu’est publiée en 1975 la version française de La Ballade de la mer salée : l’album connaît un succès critique immédiat avec un prix au festival d’Angoulême, et Casterman l’invite à poursuivre les récits de Corto Maltese. Dès lors, c’est sur le marché français qu’Hugo Pratt perce avec Corto Maltese et il s’installe à Paris, avant de finir ses jours en Suisse.
Dans La Ballade de la mer salée, Corto apparaît pour la première fois en bien mauvaise posture, attaché les bras en croix sur un radeau de fortune, et dérivant dans le Pacifique, au large des îles Fidji. Il est repéré par Raspoutine, qui a déjà recueilli les deux jeunes cousins Pandora et Caïn Groovesnore – les deux personnages centraux de la Ballade –, dont le yacht a fait naufrage un peu plus tôt. Les deux hommes, qui pratiquent la piraterie pour le compte du mystérieux « Moine », s’envoient des noms d’oiseaux, mais Raspoutine libère l’infortuné marin. Nous sommes en 1913, à la veille de la Première Guerre mondiale, qui touche également le Pacifique Sud, puisque Britanniques et Allemands ont des possessions dans la région. Pratt ancre ainsi son récit dans l’histoire, mais dans un espace suffisamment lointain pour éveiller l’imaginaire de son lecteur et conserver une certaine liberté dans sa narration.
Cet ancrage historique constitue une caractéristique des récits de Corto Maltese. Dans sa Jeunesse, Corto est témoin de la guerre russo-japonaise de 1905. Il est également le contemporain de la Première Guerre mondiale, durant laquelle il joue différents rôles : soutien du Sinn Féin en 1917, il attaque un sous-marin allemand en mission secrète à la demande de la fée Morgane, et il est dans la Somme aux côtés des troupes Britanniques et Australiennes au printemps 1918. Il se retrouve ensuite en Russie au moment de la guerre civile qui suit la révolution russe, où il doit intercepter un convoi chargé d’or des Russes blancs pour servir les intérêts d’une société secrète chinoise.
Un héros ambigu
- Extrait du catalogue Corto Maltese - Une vie romanesque, HUGO PRATT, PATRIZIA ZANOTTI ©Casterman 2024
C’est par la suite, et par petites touches, que Pratt construit son héros à la silhouette distinctive comme un marin nonchalant, rêveur et individualiste en quête d’aventures (susceptibles si possible de l’enrichir) et en apparence détaché vis-à-vis des événements. Ce trait de caractère ne l’empêche pas de s’engager, comme lorsqu’il prend en 1917 le parti du mouvement indépendantiste irlandais Sinn Féin, à qui il livre des armes, dans Les Celtiques. Corto est également le double d’Hugo Pratt : voyageur, lecteur – plusieurs cases montrent Corto un livre à la main – et fort d’une culture littéraire. C’est ainsi que Corto évoque Arthur Rimbaud dans la version française de Corto en Sibérie (il cite, dans l’édition italienne, les vers de son grand-père, le poète Eugenio Genero) ou qu’il part à la recherche d’un mystérieux manuscrit dans Mû après avoir découvert son existence en lisant un livre du baron Corvo, écrivain anglais excentrique aujourd’hui tombé dans l’oubli. Hugo Pratt construit également un héros ambigu et difficilement déchiffrable, capable d’empathie – comme lorsqu’il venge le meurtre de son amie dans Tango – mais aussi de cynisme vis-à-vis des événements tragiques dont il est contemporain. Dans la Somme ravagée par la Grande Guerre, l’(anti-)héros plaisante en affirmant qu’il est d’abord venu en France pour boire du vin. Corto est également capable de s’associer avec des personnages peu fréquentables, comme le « Moine », son alter-ego Raspoutine ou des sociétés secrètes. Le rapport de Corto à Raspoutine, marin amoral qui peut s’avérer être une véritable canaille comme un personnage touchant, est à cet égard emblématique : Raspoutine menace régulièrement de mort Corto, tout en nourrissant une forme d’amitié avec lui. Loin de combattre ce personnage qui revendique sa vénalité et s’avère imprévisible, Corto s’associe régulièrement avec lui.
Onirisme et références littéraires
Corto Maltese est traversée par de multiples références littéraires : Hugo Pratt s’est nourri de ses propres lectures pour construire ses propres histoires. La récit est pleine de ces références plus ou moins explicites. Hugo Pratt cite en particulier des poètes, à l’image d’Arthur Rimbaud dans un récit des Éthiopiques qui s’ouvre sur le poème « Le coup de grâce ». Pratt était également un amoureux du récit d’aventure anglo-saxon hérité du XIXe siècle, de L’île au trésor de Stevenson à Moby Dick d’Herman Melville. Ses histoires s’inscrivent d’ailleurs dans la grande tradition du roman d’aventure, et Corto constitue une sorte d’archétype du héros romanesque. Dans La Jeunesse, le héros de Pratt rencontre d’ailleurs l’écrivain Jack London, figure de l’écrivain-voyageur représenté en reporter de guerre, et qui a bien été correspondant de guerre en Corée en 1904.
- Corto Maltese - Une vie romanesque, HUGO PRATT, PATRIZIA ZANOTTI ©Casterman 2024
Au-delà des références insérées dans Corto Maltese, l’appétence de Pratt pour la littérature jalonne l’ensemble de son œuvre : le dessinateur a illustré les poèmes et les Lettres d’Afrique d’Arthur Rimbaud, a mis en images l’Odyssée d’Homère, et a rendu hommage à Antoine Saint-Exupéry dans Le dernier vol, qui figure sans aucun doute parmi ses meilleurs albums.
Le dernier vol, album hommage à Antoine de Saint-Exupéry, écrivain et pilote, mort pour la France en 1944.
L’onirisme et le monde du rêve occupent également une place de plus en plus importante – notamment à partir de La maison dorée de Samarkand, paru en 1980 – dans les aventures de Corto Maltese. L’univers de la série est remplie de figures légendaires : assoupi à l’ombre des mégalithes de Stonehenge, Corto voit apparaître la fée Morgane et Merlin, qui lui confient une mission dans Les Celtiques. Dans Les Helvétiques, Corto bascule dans un monde de rêves où il voit apparaître Klingsor, personnage des légendes arthuriennes, l’occasion pour Pratt de revisiter le mythe du Graal. Dans Mû, Corto part à la recherche du continent perdu, et Pratt reprend ainsi à son compte le mythe de l’Atlantide, tout en faisant référence aux cultures et aux mythes mésoaméricains. Pratt nourrit son récit des légendes et de la culture des peuples traversés par les histoires de Corto Maltese, reflet de la curiosité de l’auteur.
Un mythe prolongé
Bien que le personnage soit profondément lié à sa personnalité, Hugo Pratt a souhaité que Corto Maltese lui survive. C’est chose faite depuis 2015 et la reprise de la série par le duo talentueux composé de Juan Diaz Canales et Rubén Pellejero, qui ont créé 4 albums dans le même univers (Sous le soleil de minuit, Equatoriales, Le jour de Tarowean, Nocturnes berlinois) en reprenant le style et le ton des récits prattiens. Le récit conserve ses références littéraires : Sous le soleil de minuit s’ouvre sur un poème et Jack London fait une nouvelle apparition, Nocturnes berlinois se déroule à l’époque de la jeune République de Weimar et Corto a affaire à une société secrète.
En parallèle, Martin Quenehem et Bastien Vivès ont transposé Corto dans le monde contemporain. Dans Océan noir (2021), Corto est un pirate qui a 20 ans en 2001 qui évolue en mer de Chine. S’il s’en inspire, Vivès ne copie pas le trait de Pratt et apporte sa touche graphique. Il change d’ailleurs l’apparence de Corto Maltese, qui porte un bonnet et un jean, et dont l’apparence est un peu plus androgyne. Cette transposition actualise le mythe et offre un nouveau souffle à Corto Maltese, qui n’est plus figé dans une époque de plus en plus lointaine pour les lecteurs du XXIe siècle. Une manière, aussi, de rajeunir également le lectorat qui pourra découvrir dans un deuxième temps les aventures dessinées par Hugo Pratt.
Les histoires de Corto Maltese bénéficient par ailleurs d’une nouvelle édition en couleurs, avec la publication de trois double recueils : Suite caribéenne, D’une rive l’autre et La cour secrète des arcanes. Une façon de redécouvrir le mythe.
Pour en savoir davantage sur l’exposition en cours au Centre Pompidou, retrouvez le catalogue publié à cette occasion ainsi que l’interview de Patricia Zanotti, co-commissaire de l’exposition et coloriste d’Hugo Pratt, pour notre émission Dans ma bulle.
Corto Maltese. Une vie romanesque est une exposition temporaire du Centre Pompidou qui se déroule du 29 mai au 4 novembre 2024. Un catalogue du même nom, co-édité par Casterman et la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, est adossé à cette exposition.
Galerie Photos
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