Le 26 novembre 2024
- Réalisateur : Mareike Engelhardt
- Distributeur : Memento Distribution
- Festival : Festival d’Angoulême 2024, Festival de Deauville 2024
Sensation des derniers Festivals d’Angoulême, de Deauville, Compiègne ou Sarlat, Rabia sort en salles ce mercredi 27 novembre. L’occasion d’échanger avec la cinéaste sur la construction de son récit sombre et troublant.
Votre film suit le parcours d’une jeune fille embrigadée par Daesh et qui se retrouve prisonnière d’une maison de femmes en Syrie. Comment avez-vous conçu votre récit autour de ces lieux dont personne ne sait rien ?
Ce film a nécessité huit ans de travail car on ne peut pas prendre le risque de mal représenter ces lieux. Il y a une question de morale liée à cela. À partir du moment où l’on commence à parler avec des personnes qui ont vécu cet enfer et en sont revenus, nous avons une responsabilité envers elles et devons retranscrire leur histoire d’une manière juste. J’essaye de comprendre ces bourreaux sans les excuser. C’est une ligne vraiment très fine qui n’est pas évidente à trouver à l’écriture. Il fallait travailler la distance du spectateur par rapport au personnage de Rabia et à ses choix. Lors des premières lectures, nous avons eu des retours mitigés sur l’enthousiasme dont les filles font preuve en partant en Syrie. Certains ne comprenaient pas qu’on puisse sauter de joie à l’idée de partir dans un pays en guerre. Et pourtant, quand on parle avec ces femmes, on comprend que c’est ainsi qu’elles l’ont vécu.
Votre film montre aussi que si elles partent, c’est parce qu’elles n’ont rien à perdre, n’ont pas ce dont elles rêvent, et parce que leur famille n’est pas suffisamment présente…
Le scénario est basé uniquement sur la base de témoignages. Devant les tribunaux, la défense de ces femmes consistait à dire qu’elles avaient été embrigadées, forcées et trompées. C’est un acte féministe de redonner à ces femmes l’intelligence qu’elles ont. Elles savaient bien où elles allaient et dans quoi elles s’engageaient. C’était un engament politique, religieux, amoureux. Elles étaient conscientes. La question est de savoir à quel moment on passe de victime à bourreau. La violence est circulaire. Quand on est violent avec les autres, c’est parce qu’on a reçu soi-même de la violence. Je voulais comprendre comme la violence peut naître et se transmettre. Rabia prend cette place de bourreau pour sauver sa peau mais peut-être prend-elle aussi du plaisir à exercer ce pouvoir qu’elle n’a jamais eu auparavant ? Elle domine près de quatre-cents filles qui la respectent et ont peur d’elle. Avoir été peu à peu brisée par sa geôlière l’amène à entreprendre l’incompréhensible.
Justement, le cœur du film repose sur cette relation assez trouble entre Rabia et sa geôlière, qui se fait appeler « Madame »…
Ce qui m’intéressait dans cette relation, c’était de trouver les motivations dans l’intime. J’ai beaucoup étudié comment Hitler se comportait avec ses collaborateurs et pourquoi ces derniers le suivaient. Ils nourrissaient une forme de dépendance psychologique vis-à-vis de lui. Ici, il y a quelque chose qui se construit dans l’intime, où Rabia voit en sa geôlière cette mère qu’elle n’a jamais eu. Et Madame le comprend car elle connaît les filles, leur profil psychologique, leur histoire. Elle sait de quoi elles ont besoin et essaie de leur donner. Elle comprend que Rabia est perdue et que si elle se positionne dans un rôle de mère, elle la suivra. C’est cet endroit qui est de la fiction car ce n’était dans aucun récit entendu préalablement. On entendait davantage la dimension politique. Cette femme marocaine extrêmement violente a inventé ce système de soumission et de manipulation au sein de Daesh. Elle est fascinante car elle est l’égale des grandes figures masculines du mal que l’on connaît. J’imagine les traumatismes lourds qu’elle a dû subir pour en venir à mener ce combat là et perpétuer la violence. Des films comme Le ciel attendra ou Le jeune Ahmed attendra avaient déjà abordé la question de l’embrigadement. Je préférais donc me concentrer sur comment on peut perdre son humanité et devenir un monstre.
- Copyright Omar Rammal/Films Grand Huit
Sans spoiler, la fin de votre film s’avère relativement ouverte…
Je tenais à ce que ne soit pas moi qui sauve ou tue le personnage mais que ce soit le spectateur. Il doit se demander s’il a envie que Rabia meure ou vive. Cela nous ramène à l’actualité : est ce qu’on fait revenir ces femmes en France ? Est ce qu’on leur pardonne ? Est ce qu’on les accueille à nouveau dans notre société ? Ou est ce qu’on les laisse mourir là-bas ? Un débat complexe.
Étonnamment, votre film, qui se déroule pourtant en Syrie, a été tourné à Sarlat. J’imagine qu’un important travail de reconstitution a été nécessaire ?
Quelques scènes en extérieur ont été tournées en Jordanie, à quelques kilomètres de la frontière syrienne, pour apporter l’authenticité nécessaire. Si nous avons tourné à Sarlat, c’est parce que nous avons eu la chance de tomber sur une usine dotée d’une architecture qui raconte l’idée qui se cache derrière ces maisons de femmes : des usines à procréation. Daesh fait en sorte que ces femmes aient un maximum de bébés pour agrandir son armée et conquérir le monde. C’est le même délire que les nazis. J’aime que le décor raconte un concept apparemment théorique qui devient symbolique. Je n’ai jamais été dans ces lieux, donc je ne sais pas comment ils sont vraiment. Dès lors, il est plus intéressant de retranscrire les sensations, les expériences vécues par ces filles et dont elles ont témoigné au cours de nos échanges. Cela me permet de créer une sorte d’espace psychique plutôt que naturaliste. Cet architecture d’usine me permet aussi de raconter l’ascension de Rabia, du sous-sol jusqu’au bureau et la salle de prière. La lumière s’assombrit également au fur et à mesure. Il y a des couleurs au début, où les filles portent encore des vêtements colorés, puis la vie se perd à mesure que la déshumanisation se traduit à l’image.
Vos deux interprètes, Megan Northam et Lubna Azabal, sont exceptionnelles. Comment avez-vous su qu’elles seraient si justes dans leur rôle respectif ?
Pour le personnage de Rabia, je voulais une révélation, une découverte. J’avais envie que le spectateur se trouve face à un visage qu’il n’a jamais vu, qu’il ne n’associe pas à d’autres films. C’est une découverte assez pure. Et j’ai eu la chance que ma directrice de casting m’ait présenté Megan dès le début des auditions. J’ai eu beau voir d’autres filles ultérieurement, j’ai tout de suite su qu’elle aurait la palette de jeu nécessaire pour interpréter ce personnage, tenir son évolution, et être crédible à la fois en petite fille qui part vers son rêve et en dictatrice tyrannique. Peu de jeunes actrices peuvent incarner une telle maturité, en alliant à la fois la douceur et la dureté. Pour Lubna, c’était une autre approche car je la connais depuis son interprétation dans Incendies. J’avais envie de lui proposer un rôle différent. Je savais qu’elle était engagée, réfléchie, et qu’elle connaissait le personnage. Elle a nourri son jeu en effectuant un important travail de documentation, avec des articles de journaux ou des interviews sur YouTube.
Et enfin, Rabia étant votre premier long métrage, pouvez-vous nous raconter votre parcours ainsi que vos projets ?
J’ai grandi à Berlin où j’ai effectué une formation de danse contemporaine avant d’entreprendre des études de littératures comparées entre la psychologie et l’histoire de l’art. Je suis arrivée au cinéma en filmant mes danseurs. J’ai compris que c’était la place qui m’intéressait. J’ai d’abord travaillé comme assistante à la mise en scène pendant dix ans auprès de cinéastes aussi différents et prestigieux que Roman Polanski, Katell Quillévéré ou Patricia Mazuy. Cela a été incroyablement instructif de les regarder diriger leurs équipes et leurs comédiens. Le scénario de Rabia était mon projet d’études à la Fémis. Désormais, après avoir plongé si loin dans la noirceur et la mort, j’aimerais, dans mon prochain film, aller vers plus de lumière et de vie. L’exploration du désir féminin est un thème qui m’inspire beaucoup.
Propos recueillis par Nicolas Colle
Galerie photos
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