Le 20 janvier 2011
- Acteur : Lubna Azabal
Récompensée au festival d’Abu Dhabi pour son rôle dans le film Incendies, Lubna Azabal est une comédienne dont les projets se suivent et ne se ressemblent pas. Impressions, à l’occasion de la sortie du film de Denis Villeneuve.
Tony Gatlif, Jalil Lespert, le théâtre... Depuis Les siestes grenadine en 1999, Lubna Azabal enchaîne des projets singuliers et puissants, dont le dernier en date est le nouveau film du réalisateur québécois Denis Villeneuve, Incendies. Elle y incarne une femme de corps et de tête, Nawal, prise dans les tourments d’une guerre civile atroce, et qui va se battre pour retrouver le fils qu’on lui a enlevé. Impressions de travail et de vie artistique avec la comédienne récompensée au festival d’Abu Dhabi pour son interprétation.
aVoir-aLire : Nawal, que vous incarnez dans Incendies, est le personnage au centre du film : on la suit du début à la fin, à travers des hauts et surtout des bas... Comment nourrit-on un tel personnage avant de commencer à le jouer ?
On arrive déjà nourri, je pense. L’avantage pour ce scénario-là, c’est que je l’avais reçu bien en amont. J’ai eu le temps de le lire et de le relire. Je n’anticipe rien, car je n’aime pas fixer les choses, mais j’imagine, je rêve beaucoup, je me nourris de ce que je vois autour de moi, de l’actualité, de mes voyages ; le scénario ne me quitte pas... Peu à peu, on s’habite du personnage, mais tout ça reste encore très flou. Ensuite, je travaille beaucoup sur les costumes, les coiffures, les changements d’époque, etc. Et pour la troisième phase, j’attends d’être vraiment sur le plateau, parce que je me nourris du décor, de tout ce qui se passe autour de moi... Je ne vais pas poser de questions au réalisateur, parce que sinon, le film devient un morceau intellectuel, et non plus une matière que je veux vivre.
Vous ne faites donc pas trop de répétitions ?
Non. Je fais des répétitions pour la caméra, pour que le chef-opérateur puisse faire sa lumière ; ensuite, j’ai besoin de silence total. Les choses se vivent sur le moment même, avec ce qui se passe, pour le donner à ce moment-là. Si je commence à trop intellectualiser, ça ne devient plus vivant, c’est juste une matière raisonnée, raisonnable... et on n’est pas dans la raison dans ce film !
Dans le film, le spectateur est projeté dans un espace imaginaire, une sorte de contrée arabe fantasmée. Cela a-t-il été plus libérateur pour vous ?
L’avantage, c’est que je connais assez bien l’histoire de cette région du monde ; elle m’a toujours fascinée, et je lis des choses là-dessus depuis que j’ai quinze ans. Je n’ai pas eu besoin de me nourrir par rapport à ça ; mais je voulais que le personnage soit baigné là dedans, qu’elle vive les choses, et qu’elle soit surprise aussi par ce qui se passe. Nawal subit, elle voit ce flot de réfugiés politiques qui fuit un endroit, elle rentre dans le lieu, en fuit un autre... Je voulais laisser vivre tout ça. Par exemple, j’ai beaucoup marché toute seule en Jordanie : c’était important pour moi, parce que j’avais envie qu’on sente que j’étais quelqu’un du pays, de ce pays imaginaire-là. Je ne devais pas arriver comme une Occidentale ; il fallait que je sente la terre, les gens. C’est de cette matière dont je parlais tout à l’heure.
Est-ce que c’est cet aiguillage intérieur qui donne au personnage de Nawal cette force qui fait qu’elle continue, coûte que coûte ?
Ce qui la fait continuer, c’est la colère ! L’objet de son amour va être sa malédiction, jusqu’à la fin de sa vie. Mais c’est une femme qui n’a jamais pu se résigner. C’est une lionne, une résistante, d’abord d’un point de vue non politique, puis politique. On la voit à l’université, puis quand elle décide d’aller rechercher son fils, dans son combat de maman. Cela, pour moi, c’est très concret par exemple. Je pense que n’importe quelle maman, dans cette situation, aurait ce type de réaction, un peu comme les animaux.
Ces émotions deviennent assez violentes dans le film ; elles s’expriment par le cri, le chant...
Le film exprime aussi beaucoup la violence du monde et des hommes.
Est-ce que le grand pardon de la fin était pour vous « concevable », dans l’esprit de Nawal ? Ou est-ce quelque chose que vous avez dû accepter, en travaillant sur le scénario ?
C’était concevable. J’y ai beaucoup pensé, et je me suis dit : c’est ton enfant qu’on a pris, il a eu sa vie et s’est retrouvé broyé par la violence de la vie dans laquelle il a été jeté. A qui la faute ? Le gamin a donné ce qu’on lui a appris, et il a grandi dans cette violence-là. Mais il reste l’enfant de Nawal. Moi, je peux comprendre qu’on puisse pardonner, parce que ce n’est pas de sa faute. Lui-même a été une victime, il a eu un parcours avant d’être maton en prison. C’est l’histoire de ces enfants-soldats qui à huit ans, vont mettre une balle dans la tête de quelqu’un qui aurait pu être leur propre grand-mère ! On a envie de les prendre dans nos bras et de renverser cette situation. Mais Nawal dit « Je t’aime » à l’enfant, elle ne pardonne pas au bourreau ! Avec ces trajectoires différentes, on est en pleine tragédie grecque.
Est-ce que certaines scènes étaient plus difficiles à tourner, à ressentir ?
L’accouchement a été difficile, et toutes les scènes de prison de manière générale. J’ai attaqué le film avec ces séquences-là, dès que je suis arrivée à Montréal. Dans le film, c’est déjà un moment de crise : on est à une bonne moitié dans l’histoire de Nawal... Il faut d’emblée se mettre dans une situation, avoir des images des moments précédents, sentir les différentes étapes... Il y a eu des scènes qui ont demandé beaucoup de concentration. J’avais peur de me louper.
Avez-vous rencontré les autres acteurs avant le film ?
J’avais rencontré les jumeaux pour la préparation, mais on n’a jamais répété ensemble (nous n’avons quasiment aucune scène commune). On s’est vus pour des questions de physique, pour que la relation soit crédible. Le film raconte les trois trajectoires, celle de Nawal, celle des jumeaux et celle du fils.
Dans votre filmographie, vous êtes à la croisée de nombreuses cultures... Est-ce le fruit du hasard, ou est-ce devenu une thématique ?
Non, c’est du hasard ! Je ne construis pas une thématique de carrière. Le piège, c’est qu’effectivement, quand je reçois des bons scénarios comme celui-là, j’ai du mal à dire non. Mais je fonctionne avec le désir, et si je rencontre un projet qui m’attire, je me laisse convaincre. En tant qu’acteur, on a cette liberté de travailler avec tous ces fantasmes, ces imaginaires... Tout dépend des projets qu’on nous amène.
Quelle est l’expérience la plus forte que vous retenez du tournage d’Incendies ?
Très sincèrement, je n’ai jamais été aussi heureuse de me lever tous les jours très tôt pour travailler ! Avec Denis Villeneuve, on a eu un rapport très simple, et ça reste du bonheur. J’ai adoré tous les instants avec toute l’équipe. Quand on est content d’être sur un film, le plus ennuyeux... c’est quand on arrête.
Denis Villeneuve a engagé des comédiens non-professionnels pour certains rôles. Pouvez-vous nous parler de cette expérience ?
Parfois, je trouve que c’est un meilleur élément, même si cela nécessite un bon casting. Mais quand on a quelqu’un en face de soi où tout est déjà là, il n’y a rien à construire ou à fabriquer : la géographie de son histoire est inscrite sur son visage, et en tant que comédien professionnel, on a intérêt à assurer face à une sincérité pareille ! Ces gens-là comprennent ce qu’on leur demande, parce qu’ils l’ont vécu ; il y a une vraie authenticité. Certains films « demandent » de la technique ; mais pour d’autres, il faut vraiment rechercher la simplicité et les choses vraies. Dans les grandes catastrophes, il existe un vide chez les gens ; et c’est dans des situations pareilles qu’on est ramené à quelque chose de terrible.
Vous êtes aussi comédienne de théâtre ; est-ce que vous pourriez reprendre le rôle de Nawal dans la pièce de Mouawad, avec éventuellement un autre regard de mise en scène ?
Je ne sais pas. Il ne faut pas être redondant. On peut toujours essayer de recréer autre chose, de chercher d’autres éléments dans la pièce, mais cela dépend vraiment du metteur en scène. Je trouve le texte sublime, mais tout dépendra du regard. Je ne pourrais pas jouer ce texte sur scène si la douleur était appuyée, par exemple. Je suis en tout cas contente de l’avoir fait avec Denis ! [Rires]
Propos recueillis à Paris le 5 janvier 2011
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