Le 24 octobre 2017
- Réalisateur : Ildikó Enyedi
- Festival : Festival de Berlin 2017
Entretien avec la réalisatrice hongroise Ildikó Enyedi, à l’occasion de la sortie en France de son film Corps et âme, à découvrir en salles mercredi 25 octobre 2017.
A quelques jours de la sortie en France de son film Corps et âme, histoire d’amour empreinte de psychanalyse entre le directeur financier et la responsable qualité d’un abattoir, récompensé par l’Ours d’or à la dernière Berlinale, Ildikó Enyedi nous a reçus à Paris pour nous parler plus intimement de ce très beau long-métrage.
aVoir-aLire : Pourquoi avoir choisi d’intituler votre film Corps et âme ?
Ildikó Enyedi : Toute l’histoire du film tourne autour de la dualité et de l’unité, de la difficulté d’unir deux personnes si elles ne sont pas en harmonie avec leur propre vie, ce qui est presque toujours le cas.
Vous avez choisi de mettre en scène deux protagonistes handicapés. Y a-t-il une raison particulière à cela ?
Si l’on veut montrer combien il est difficile de s’ouvrir à l’autre, on va un tout petit peu vers les extrêmes. Je pense que nous avons tous des difficultés avec cela. Nous avons du mal à faire confiance à l’autre et à prendre des risques pour lui. Si l’on veut montrer ça, on choisit quelqu’un de vraiment timide. Dans ce film, je montre une femme qui lutte avec sa timidité en limitant sa propre vie, ce que nous faisons tous assez souvent, lors des petites décisions que nous avons à prendre. On préfère se limiter plutôt que de risquer d’être ridicule. Bien sûr, dans le film, Maria le fait de manière extrême, parce qu’elle a une sensibilité extrême. Les deux personnages, Endre et Maria, ont la même réaction face à une situation trop forte pour eux : ils se limitent pour se sécuriser, et le fruit de cette limitation, c’est une petite vie très misérable, très grise et en même temps très prévisible. Je voulais montrer des personnages extrêmes, mais leurs problèmes sont aussi ceux que nous rencontrons dans notre vie de tous les jours. Nous voulons résoudre nos problèmes, être efficace ; mais au-delà de cette volonté, nous manquons notre vie, nous ne vivons pas les moments importants de notre vie. Le film est une sorte d’éducation sensuelle et sentimentale, surtout pour Maria. C’est aussi une façon d’encourager les gens à oser vivre leur vie.
Vous voulez donc dire qu’au début du film, les protagonistes ne sont que les spectateurs de leur vie, et qu’ils vont apprendre à la vivre petit à petit ?
Tout à fait. Pas seulement petit à petit. Disons qu’ils sont forcés de le faire. Le fait de partager le même rêve est une situation si forte qu’ils ne peuvent plus se contenter de vivre leur vie habituelle, avec ses petits rituels quotidiens. Ils doivent faire quelque chose face à cette situation.
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La direction d’acteurs semble très rigoureuse à l’écran. Comment travaillez-vous avec les comédiens ?
Premièrement, il fait écrire le scénario qui, au niveau du langage, est communicatif. Les acteurs ne sont pas seulement des acteurs, avec leur talent. Ce sont aussi des êtres humains sensibles. Les trois quarts des personnages sont dans le scénario, mais avant le tournage, nous essayons déjà de les faire évoluer, métamorphoser. Cette métamorphose est propre à chaque acteur. Si je veux travailler correctement, je dois être très attentive, essayer de savoir comment les acteurs fonctionnent en leur for intérieur, comment ils travaillent avec le matériel et accompagner cette procédure. Je suis là pour eux. Et lorsque nous avons commencé le tournage, je n’ai rien dit à mes acteurs parce qu’ils étaient déjà Maria et Endre : ils ne pouvaient pas être faux, ils étaient dans le moment présent. C’est en cela que les animaux sont géniaux dans un film parce qu’ils ne jouent jamais, ils ne font pas semblant.
Donc vous avez fait choisi un acteur et une actrice déjà très proches des personnages que vous aviez écrits ?
Dans le cas d’Endre, oui : Morcsányi Géza est un acteur amateur, mais dans le cas de Maria, c’était impossible, car elle est trop timide, renfermée, vulnérable. Le métier d’acteur est très difficile et dangereux. Il leur faut des années pour apprendre, par exemple, à s’ouvrir à sept heures du soir, puis se refermer à dix heures du soir et rentrer à la maison. C’est pour ça que c’est une grande responsabilité de travailler avec des amateurs qui, à cause de vos choix, du scénario, s’ouvrent mais ne savent pas comment se fermer : ils sont donc très vulnérable pendant tout le tournage.
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Corps et âme narre la rencontre de Maria et Endre, deux personnages qui apprennent à se connaître par les sens : l’ouïe, la vue, le toucher. Diriez-vous que votre film est sensuel ?
Absolument. Et pas seulement sensuel sexuellement. Par exemple, quand vous travaillez ici à Paris, pour être efficace, vous vous limitez, alors que quand vous êtes à la campagne, vous n’êtes pas pressé. Toutes ces sensations vous envahissent, tout ce qui est autour de vous. Pour Maria, tout ça est nouveau, c’est à la fois merveilleux et effrayant, parce que c’est très fort. Cela gâche un peu notre côté sensuel car nous ne faisons plus attention les uns aux autres. Maria est quelqu’un qui d’habitude n’écoute pas de musique mais va commencer à en écouter après avoir découvert qu’elle fait le même rêve qu’Endre, et à vraiment aimer une chanson. Tout ceci n’est pas si loin de notre propre limitation.
Dans le film, Endre et Maria n’arrivent pas à se toucher, et pourtant, vous semblez accorder beaucoup d’importance à leurs mains ?
Peut-être. Ce sont deux personnes qui se retrouvent face à une situation qui les pousse vers un territoire dangereux, inconnu pour Maria, trop connu pour Endre. La question qui se pose est : vont-ils oser se jeter dans cet inconnu ? Lorsqu’ils discutent tous les deux de la qualité de la viande, Maria semble très consciente, se défend très rigidement. Mais le jeu de ses mains montre combien elle est perplexe. Ses mains ont un langage secret.
Est-ce pour traduire la solitude des personnages que vous les filmez souvent en sur-cadrage ?
Oui, Maria et Endre sont toujours enfermés. A part les séquences du cerf et de la biche dans la forêt enneigé, le seul moment où nous voyons Maria vraiment dehors, c’est lorsqu’elle est dans le parc cet qu’elle regarde les autres. Même son rendez-vous avec Endre se passe dans un restaurant. Ils sont toujours dans des bâtiments très étroits.
Pensez-vous que votre film donne une vision particulière de la société hongroise ? Parlez-vous de votre pays à travers l’histoire de Maria et Endre ?
Pas du tout. Je n’ai jamais fait de film qui parle de la Hongrie actuelle. Il y a des questions plus générales qui m’intéressent. Les thèmes que j’aborde ne sont pas ceux qui le sont généralement dans le cinéma d’Europe de l’Est. Je suis assez solitaire dans le cinéma hongrois. Dans ce film, je voulais vraiment parler, avec une certaine complexité, de notre vie. Nous naissons, puis recevons, comme un grand cadeau, quelques années, quelques personnes, mais très peu, même si on vit très longtemps, comme Danielle Darrieux. Cent ans, et après c’est fini. C’est effrayant de voir combien il est rare que nous vivions le moment présent, que nous sentions le monde autour de nous et les autres personnes. C’est pour ça que Corps et âme est une histoire d’amour, car en amour, c’est tout cela qui arrive. Il était aussi très important de faire de l’humour. C’est une vraie question que nous nous sommes posés : faut-il faire de l’humour dans un drame qui se déroule dans un abattoir ? C’était risqué, mais sans cet humour, le film serait faux. Je me souviens du soulagement que j’ai éprouvé lorsque j’ai entendu les gens rires au Festival de Berlin. Nous tenions vraiment à jouer sur plusieurs registres.
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Qu’avez-vous ressenti lorsque Corps et âme a reçu l’Ours d’or au Festival de Berlin ?
J’ai éprouvé une immense reconnaissance envers toute mon équipe pour laquelle j’éprouve beaucoup d’amitié et d’amour. Je les remercie sincèrement. Corps et âme est un film très « low key » [en anglais : discret, secret, ndlr]. Il n’était donc pas évident que ce film allait être sélectionné dans un grand Festival et recevoir une telle récompense, parce que tout ce qui est important dans le film est un peu caché. Les membres de l’équipe ont travaillé comme des fous, avec leur sensibilité, leur intelligence, et ont très bien compris ce que nous faisions, ils avaient une grande confiance en ce projet. Je suis tout simplement heureuse. Et je le suis d’autant plus que j’ai le sentiment de pouvoir communiquer grâce à ce film.
Avez-vous d’autres projets de films ?
Oui, j’ai deux projets : le premier traite de la passion littéraire. Le second est un projet assez particulier car le protagoniste est un arbre, alors c’est un peu difficile de l’écrire.
Propos recueillis à Paris le 20 octobre 2017
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