Le 14 novembre 2005
Rencontre avec l’écrivain voyageur au sujet de son dernier roman, Neuf nuits
Pour Neufs nuits, son dernier roman, le Brésilien Bernardo Carvalho a traqué jusqu’en Amazonie les traces de Buell Quain, anthropologue américain qui s’est suicidé en terre indienne à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Rencontre avec un écrivain voyageur.
Pourquoi vous être intéressé à la figure de l’anthropologue Buell Quain ?
Je venais d’écrire trois livres, dont Les initiales, publié en France. C’était une espèce de trilogie : cela obéissait à la même règle. C’était des romans divisés en deux parties : la première racontait une histoire, la deuxième niait cette histoire. Je ne voulais pas tomber dans ce piège de construire des romans à formules. J’étais en manque de littérature, je voulais écrire, trouver un sujet, j’étais hypersensible à tout. Et je suis finalement tombé sur une phrase dans un article de journal qui parlait de cet anthropologue, Buell Quain, qui s’est suicidé à vingt-sept ans en 1929. Tout de suite j’ai été obsédé par cette histoire. Je voulais découvrir ce qui s’était passé. A partir de là a commencé une quête très obsessionnelle. Je ne savais pas encore ce que cela allait donner : un roman ou un livre de reportage. Ce n’est qu’à la fin, quand j’ai épuisé l’enquête sans trouver les réponses que je voulais, que j’ai compris que j’avais besoin de cette liberté pour créer. Par exemple, ce qui a été important pour moi c’est de ne pas rencontrer la famille. Cela aurait gâché énormément de choses. Je les ai cherchés, mais de la manière un peu anachronique que je raconte dans le livre, par courrier... Je ne les ai pas trouvés, et je me suis dit que je pouvais finalement écrire ce que je voulais ! Je me suis rendu compte que je voulais écrire un roman et pas une enquête. Je suis très attiré par une écriture hybride, par le mélange des genres. L’idée de raconter cette enquête comme une fiction, comme un roman sur la construction d’un roman, m’intéressait.
Quelle place a eu le voyage en Amazonie dans le processus d’écriture ?
L’expérience avait été similaire pour Mongolia (publié avant Neuf nuits en France, à l’inverse de ce qui s’est passé au Brésil). J’avais reçu une bourse pour aller en Asie. Je devais écrire un livre : récit de voyage, essai, poème, roman... Je suis donc parti en Mongolie. Mais je me suis dit que l’expérience même était déjà une expérience romanesque, parce qu’elle était programmée, totalement artificielle. Quand on s’aventure dans la réalité, il faut être préparé à se confronter au danger, à la mort, à des choses auxquelles on ne s’attend pas...
Ce n’était pas une expérience qui précédait l’écriture, c’était une expérience qui faisait déjà partie de la création de ce récit. J’aime bien cette idée d’une écriture qui ne commence pas à l’écriture, comme un récit de quelque chose vécu au hasard, mais qui est déjà dans ma tête au moment où je vis, au moment où je subis cette expérience. Pour l’enquête en Amazonie, c’était la même chose. Il y a un moment où je me suis dit : il faut aller là où ce type s’est suicidé, si possible retrouver l’endroit où il a été enterré. C’était déjà une expérience artificiellement programmée comme littérature.
La structure de Mongolia, cette construction labyrinthique, est assez comparable à celle de Neufs nuits...
Ils ont été écrits en même temps, parce que j’ai dû attendre deux ans avant de partir en Mongolie. J’ai préparé le voyage, en correspondant par Internet avec des guides mongols... J’ai mené l’enquête sur Quain et écrit Neufs nuits simultanément. Ils sont donc très proches. Mais dans les précédents, il y avait déjà des quêtes, des disparus, des labyrinthes... L’idée du labyrinthe, comme une menace, a été très tôt présente dans mes livres. Le paysage en Mongolie m’a confirmé l’idée d’un labyrinthe sans mur : le désert comme labyrinthe... Mais je l’ai vu parce que je suis allé là-bas avec cette idée, que la réalité n’a fait que confirmer ! En France, on a retenu le titre brésilien Mongolia pour que les gens sachent que ce n’est pas seulement un pays réel, mais aussi un pays imaginaire, un pays d’invention...
Est-ce qu’il faut la disparition pour créer la fiction ?
Tout à fait. Quelqu’un m’a dit qu’il serait formidable de transposer mes romans en films mais je n’en suis pas sûr. Ce sont des récits basés sur des points aveugles. La disparition de l’image est très importante pour qu’on puisse imaginer. Alors on veut voir. C’était comme moi pour l’enquête sur Quain : à force de vouloir voir, j’ai fini par halluciner cette histoire. Pour moi, cette hallucination, c’est la littérature.
Pourquoi avoir inclus des épisodes autobiographiques ?
Ce qui est bizarre, c’est que les éléments autobiographiques ne me sont venus qu’au moment où la fiction s’est imposée. Lorsque j’ai su que je n’aurais jamais les réponses réelles sur Buell Quain. Mais la mémoire est déjà une fabrication. On sait bien que les souvenirs sont une création ; on invente énormément. C’est pour cela que cela me gêne de lire des biographies. C’est un peu gênant de le lire comme un récit sur le vrai parce que de toute évidence c’est une fiction.
La photo de couverture sur l’édition française, où l’on vous voit enfant, figurait-elle sur l’édition brésilienne ?
Elle était sur le rabat, où il y a d’habitude une photo sérieuse de l’auteur... J’ai trouvé amusant de mettre comme une plaisanterie, une photo de moi à dix ans avec un Indien. Quand le livre est sorti, je voulais ne pas donner d’interviews, parce que je ne voulais pas répondre à la question de savoir ce qui était vrai ou faux. Le livre est basé un peu sur cette ambiguïté. Mais on est obligé aujourd’hui, quand on publie, de donner des interviews... J’ai fini par tout raconter. J’étais un peu gêné quand mon éditeur français m’a dit qu’on utiliserait cette photo pour la couverture ; j’avais peur que le poids tombe du côté de l’autobiographie, du récit d’une réalité vécue. Ce que je ne voulais pas. Mais après coup, j’ai aimé cette couverture. Si on oublie que c’est moi, il y a quelque chose dans cette photo de tragique : l’enfant n’est pas content de donner la main à l’Indien, l’Indien n’est pas satisfait non plus. La photo a été de toute évidence « "montée" » par mon père qui l’a prise. J’aime ce côté dramatique.
La confrontation entre les Indiens et les autres personnages est aussi très dure dans le roman...
Oui. Quain est un Américain brillant, mais il vient de l’Amérique profonde, du Midwest. Quand il est envoyé au Brésil, il est formé au relativisme anthropologique du XXe siècle, alors il veut avoir un regard scientifique, objectif. Mais il se considère quand même chez les "sauvages" ! En tant que Brésilien, j’étais fasciné et énervé par ce personnage.
Est-ce qu’on peut aller jusqu’à la perte de soi dans l’identification ?
Je crois qu’il y a eu une identification de moi, auteur, avec le personnage de Quain. J’ai reconnu quelque chose en lui, sur lequel je pourrais écrire. L’identification m’attire parce que c’est une autre façon de s’adresser à l’identité, comme quelque chose qui n’existe que collectivement, socialement, par rapport à l’autre. Quain est quelqu’un qui a été formé dans le monde occidental, qui croit à son identité, qui croit en lui-même, et qui finit par tomber dans la folie parce que ça ne marche pas. En faisant l’enquête je suis tombé sur quelqu’un qui avait connu Quain, quelqu’un de très humble et très pauvre, d’un village proche de l’endroit où Quain est mort. J’ai pensé l’utiliser comme narrateur, parce qu’il savait des choses que j’ignorerai toujours. Il a dû écrire à Rio après la mort de Quain. Je me suis demandé à qui il pouvait écrire. C’est l’un des points les plus importants du roman. Dès le début, la lettre est adressée à quelqu’un dont on ne sait pas si c’est le lecteur, l’auteur, le narrateur, un personnage du livre où quelqu’un qui n’y figurerait pas. Je mets le lecteur à ma place. Je lui fais partager mes doutes, mon envie de connaître la vérité. Ça rejoint une idée que j’ai toujours eue, d’un lecteur actif, qui participe à la lecture comme à un jeu. Il faut qu’il invente...
Propos recueillis à Paris le 6 octobre 2005
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