Le 30 mai 2020
- Auteurs : Philippe Jaenada, Alice Zeniter
- Plus d'informations : https://www.arteradio.com/serie/boo...
Comment s’écrit un livre ? Qui sont les écrivains ? C’est quoi le style ? Autant de questions souvent très opaques dans l’imaginaire collectif, auxquelles la plateforme Arte Radio tente de répondre dans un nouveau podcast passionnant.
L’écrivain et critique littéraire Richard Gaitet reçoit chaque mois un auteur contemporain pour évoquer, en trois épisodes de 25 à 30 minutes, les étapes de fabrication d’un de ses livres. Avec les deux premiers invités que sont Philippe Jaenada et Alice Zeniter, on en apprend déjà beaucoup sur le processus d’écriture et les difficultés du métier d’écrivain. Tour d’horizon.
L’idée d’écrire
On découvre d’abord les circonstances dans quelles circonstances les invités sont devenus auteurs. Philippe Jaenada, né en 1964 à Saint-Germain-en-Laye, n’était en rien destiné à l’écriture : après des études scientifiques, il rêve d’être pilote de ligne, mais finit par travailler pour le téléphone rose. Il est payé pour écrire des messages à caractère érotique à des inconnus sur Minitel en se faisant passer pour un personnage féminin. C’est son premier contact avec les mots. « Avant d’être animatrice de minitel rose, je n’étais même pas capable d’écrire une carte postale », explique l’auteur de La Serpe (Prix Femina 2017). L’histoire est bien différente pour Alice Zeniter, qui grandit dans un village de la Sarthe et publie son premier roman en 2003… à l’âge de 16 ans. Elle est plongée très jeune dans les livres, que ce soit la littérature classique de Zola ou l’heroic fantasy de J. R. R. Tolkien (Gollum serait-il un lointain ancêtre des Rougon-Macquart ?). L’idée d’écrire naît alors assez naturellement, dans la continuité de sa passion pour la lecture et de sa rencontre en classe de CM2 avec la romancière Geva Caban. Si ses premiers romans restent assez anonymes, Alice sait qu’elle va faire de l’écriture son métier après le succès de Sombre Dimanche, Prix du Livre Inter 2013.
© Albin Michel
Retournons aux jeunes années de Philippe Jaenada, dont les inspirations se nomment alors Boris Vian et Richard Brautigan. En 1989, il décide de se lancer dans une expérience assez particulière : celle de s’enfermer tout seul chez lui pendant une année sans aucun contact avec l’extérieur (ça ne vous dit pas quelque chose ?). Il décrit avec amusement cette période d’ennui abyssal : « Quand il faisait jour je me levais, j’allais dans mon salon, je m’asseyais dans mon fauteuil et j’attendais le soir. J’ai cru soit que j’allais devenir fou, soit que j’allais abandonner, parce que 16 heures par jour à fixer un mur blanc c’est pas évident ». Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre mois qu’il commence à écrire, une nouvelle intitulée Des guêpes et les deux mariés, dans un style aux antipodes de ce qu’il écrira par la suite.
Lorsqu’il sort, en février 1990, un ami fait lire à son insu la nouvelle à Michel Butel qui la publiera dans sa revue L’Autre Journal. Jérôme Lindon, célèbre directeur des éditions de Minuit, lui conseille même d’en faire un roman. Le projet sera finalement abandonné, mais peu importe. Jaenada tire de cette expérience la nécessité d’écrire avec ses mots, sans chercher à se conformer à une langue universelle : suivant la phrase de Gilles Deleuze, l’auteur est pour lui « un étranger dans sa propre langue ».
On voit ici à quel point l’écriture est un processus complexe, plus ou moins naturel et précoce chez les auteurs. Il n’existe pas de recette magique pour devenir écrivain, ce qui dans l’absolu est plutôt rassurant.
Les conditions de travail
Une fois venu le déclic initial, le plus dur reste encore à faire. Le travail d’écriture est souvent décrit comme une lutte intérieure, ce que Roberto Bolaño nomme le « combat de samouraï où l’écrivain sait bien qu’il sera vaincu ». Comment nos deux auteurs ont-ils survécu à cette guerre perdue d’avance ?
Il faut d’abord trouver le bon sujet à aborder. Pour écrire son roman L’ Art de perdre (prix Goncourt des lycéens 2017), Alice Zeniter est partie d’un intérêt personnel : celui d’une descendante de harkis qui a fait sa vie en France et cherche à se réapproprier l’histoire de ses ancêtres. Elle fait d’abord plusieurs voyages en Kabylie pour mieux s’imprégner du paysage : « si je n’étais pas allée en Kabylie, j’aurais sûrement écrit un livre plein de conneries », reconnaît la romancière. Elle se renseigne ensuite sur la guerre d’Algérie, grâce à des productions culturelles et en sillonnant les sites Internet des associations de mémoire des harkis, en France. L’idée du livre n’en est alors qu’à sa phase prénatale et elle peine à canaliser ses idées.
Philippe Jaenada est pris d’un sentiment comparable en commençant à travailler sur La Petite Femelle, enquête criminelle à la première personne publiée en 2015. Après avoir découvert par hasard dans un bistrot l’histoire de Pauline Dubuisson (une jeune étudiante en médecine jugée en 1953 pour le meurtre de son petit ami), il cherche à comprendre pourquoi tout le monde la décrit comme une femme monstrueuse, cruelle et sans pitié. Commence alors un long travail de documentation avec la méthode dite du « tapir enragé » : l’écrivain se procure une multitude de journaux d’époques, archives et livres sur le sujet, puis rassemble cette masse d’informations dans un traitement de texte qui servira de base à son livre. Le plus difficile est de savoir où s’arrêter dans les recherches.
- © Sylvain Cabot
Cette première phase peut durer quelques mois dans le cas d’Alice Zeniter, jusqu’à deux ans pour Philippe Jaenada, qui reconnaît que ce temps est un luxe dont tous les écrivains ne peuvent disposer.
Ce n’est que dans une seconde phase que commence l’écriture à proprement parler. Jaenada reste dans son appartement à Paris et travaille paragraphe par paragraphe, en s’efforçant de ne pas revenir sur ce qu’il a écrit précédemment. Pour conserver l’attention du lecteur, il agrémente l’histoire de Pauline Dubuisson de digressions personnelles à l’humour souvent savoureux. Le but est de narrer le récit comme il le ressent : l’écrivain devient alors acteur de son livre. Il veut néanmoins éviter tout cliché ou jugement hâtif, en adoptant une posture de chercheur vis-à-vis d’une affaire complètement déformée par l’outil médiatique, sur fond de rancœur anti-allemande.
Alice Zeniter, elle, choisit de s’enfermer en Bretagne avec quelques ouvrages comme La Double absence d’Abdelmalek Sayad (L’ Art de Perdre, Juste avant l’oubli, Deux moins un égal zéro : fausse coïncidence ou hasard du destin, chacun de ses livres évoque dans son titre cette idée d’absence). La jeune romancière avance dans la structure, sans savoir si elle arrivera à achever son travail ; elle décide alors de ne pas signer de contrat avec son éditeur avant la publication de l’ouvrage. Pour éviter de se décourager, Zeniter n’écrit pas l’histoire dans l’ordre mais jongle entre les trois parties composant son roman, qui correspondent aux trois générations de la famille kabyle que l’on suivra dans L’ Art de Perdre. Des personnages se déclarent au dernier moment, parfois au fil du hasard ou des besoins du récit, tandis que certains passages demandent parfois des mois de recherche pour seulement quelques phrases.
© Wikimedia Commons
Les deux invités sont donc loin d’écrire au fil de la plume. La réalisation d’un livre demande d’abord beaucoup de recherches avant la phase d’écriture, où chacun a ses petits « trucs » pour conserver une détermination intacte. Tant pis pour les samouraï…
Style, critique et petits sou(ci)s
Ça y est. La structure apparaît. Le livre est sur le point de naître.
Mais l’écriture est d’abord un artisanat, et pour comme tout ouvrage on aurait tort d’en négliger les finitions. C’est ici qu’intervient cette substance chimérique et vaseuse, objet de tous les fantasmes : le style. D’où vient-il ? Comment apparaît-il ? En écrivant « Aujourd’hui maman est morte », Camus se doutait-il que cette phrase serait discutée, décortiquée, décriée, ou lui est-elle apparue d’un seul coup entre deux tartines de Nutella ?
Là encore, les approches de Jaenada et Zeniter divergent. Pour le premier, le style est une sorte de « magma » qui habite déjà l’auteur avant qu’il n’écrive, c’est pourquoi selon lui écrire un bon livre n’est pas une prouesse. Quant à la deuxième, elle ne se considère pas comme une styliste. « Je veux avoir une langue fluide, explique-t-elle. Je veux que le lecteur ne soit pas arrêté par la surface de la langue et que si des choses restent, elles restent un peu par hasard ». Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser certaines techniques pour enrichir son écriture, comme les « vers blancs » empruntés à Guillaume Apollinaire.
© Sylvain Cabot
Encore faut-il trouver les bons mots, ceux qui distinguent un roman d’une notice de four à micro-ondes. Jaenada fait notamment la course aux clichés et aux expressions toutes faites : les « gouttes qui font déborder le vase », « claires comme de l’eau de roche » et autres « vaches qui pissent » lui sortent littéralement par les trous de nez. L’écrivain veut raconter une histoire à sa manière, et peu importe s’il a constaté que tous ses livres comportaient le mot « saucisse ».
On découvre enfin toutes les étapes qui suivent l’écriture d’un livre. Alice Zeniter a par exemple l’habitude de relire entièrement le texte fini à son compagnon, avoir un avis de lecteur, en plus des conseils de son éditrice et d’un historien. Il faut alors mettre son ego de côté, pour accepter de modifier le fruit de plusieurs années de travail.
Les écrivains abordent également l’épineuse question des à-valoir, ces sommes versées à l’avance par l’éditeur en fonction des ventes estimées… souvent sujet à controverses. Selon Alice Zeniter, « un à-valoir n’est pas une rémunération du travail d’écriture [surtout avec L’Art de perdre, pour lequel elle n’a pas signé de contrat] […] C’est plutôt une fétichisation de la marchandise : si vous êtes un auteur qui marche, vous aurez un énorme à-valoir, alors que si vous êtes un auteur inconnu il sera minuscule, et ça ne veut rien dire de la quantité de travail fournie ». Ce qui explique que les auteurs passent souvent par une grande précarité, avant de pouvoir vivre de l’écriture. Même son de klaxon du côté de Philippe Jaenada qui, pour lisser ses revenus, travaille deux jours par semaine au magazine Voici. « On sait très bien qu’un livre qui se termine bien se vend mieux qu’un livre qui se termine mal, qu’un livre de 300 pages se vend mieux qu’un livre de 600 pages », explique l’auteur de La Serpe. Le risque est que ces nécessités financières influencent l’écriture et finissent par restreindre l’auteur dans sa liberté. Sans compter tous les sacrifices à la vie sociale et amoureuse, toutes les nuits de travail et les lendemains de doute.
On est bien loin du mythe de l’écrivain frappé par la grâce, ou quand John Turturro voit son texte s’écrire comme par magie sur une page de Bible dans Barton Fink…
© 20th Century Fox
Déconstruire tous les clichés autour de l’écriture : voilà l’objectif de ce podcast. Et c’est réussi ! Richard Gaitet prend le temps de décomposer le processus créatif, en nous faisant découvrir les conditions de travail des auteurs de manière simple et factuelle, sans artifice. C’est l’occasion de démystifier l’acte d’écrire, tout en rappelant que il peut aussi être un métier, avec ses joies et ses angoisses. Si les points de vue exprimés n’ont bien sûr rien d’universel, ils offrent une porte d’entrée précieuse sur une profession souvent réduite à l’inspiration géniale des artistes. L’émission est fluide et addictive, agrémentée de lecture d’extraits et de moments musicaux. Nul besoin de connaître les auteurs interrogés pour s’y retrouver ; Bookmakers ravira autant les mordus de lecture que les néophytes. Et qui sait, en attendant le prochain invité, peut-être cette création dédiée à la création suscitera-t-elle de nouvelles vocations…
Les 6 premiers épisodes du podcast sont à retrouver sur le site d’Arte Radio : https://www.arteradio.com/serie/bookmakers
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