Le 22 octobre 2002
Bilan d’une utopie et portrait d’une génération en rafales d’émotion : le temps retrouvé d’Olivier Rolin.
Bilan d’une utopie et portrait d’une génération en rafales d’émotion, Tigre en papier, le temps retrouvé d’Olivier Rolin. Ecrit dans une langue qui roule des cailloux fulgurants, un roman d’une rare intensité et qui sème une idée forte à chaque ligne.
Et tourne et tourne la vieille DS gris métallisé, témoin anachronique d’une époque révolue. Et parle et parle Martin, l’ex-maoïste, à sa passagère, Marie, la fille de Treize, son ami mort. Dans la nuit du périphérique de la ressouvenance surgissent les fantômes en roue libre d’une jeunesse fiévreuse qui vit au temps du président Pompe et pense orgueilleusement que la vraie vie n’est pas dans cette France embourgeoisée. De ces jeunes gens qui vont à rebours de leur destin tracé, poussés vers la révolution par le dégoût des notables, Martin raconte le quotidien rebelle sur un ton espiègle et sceptique. Coups foireux, ratages dérisoires, amateurisme consternant, les militants de La Cause ne valent pas mieux qu’une bande de Pieds Nickelés, leurs rapports avec le "prolétariat" frisent la niaiserie, leur dogmatisme s’enfonce dans l’ineptie, ils se croient cependant "les derniers à s’intéresser à l’éternité".
Et tourne et tourne la DS à gueule de raie, clignotent les enseignes lumineuses mensongères, tourbillonne la spirale de la mémoire, surgit le passé de la défaite et de la collaboration, "cette énorme masse morte" si proche encore alors. "Naître juste après Vichy, ça donne des envies d’épopée." Résister, donc. Non plus à l’Allemand mais aux impérialistes, les tigres en papier du président Mao. Au fil de son soliloque, Martin découvre par strates les tréfonds archéologiques de cette utopie collective, un legs fait de "grandes et violentes histoires à présent presque oubliées", d’héroïsme fou, de tortures abominables, de meurtres sauvages. Figures emblématiques : Victor Serge faisant le coup de feu dans la nuit blême de Petrograd, Rosa Luxemburg jetée défigurée dans un canal de Berlin... Temps mythiques : Brigades internationales, mutins de la mer Noire, Longue Marche... Galerie de militants sans grade : saboteurs, hommes de main surgis "du fin fond de l’histoire humaine, du moment où l’homme s’affranchit des dieux". Héritage fondateur. "Faire la révolution, ce n’était pas tellement préparer la prise du pouvoir, c’était plutôt apprendre à mourir."
Mourir. Mort du père - ancien résistant, membre du corps expéditionnaire en Indochine - sur un rach du Mékong, non loin de My Tho, au cours d’une attaque viêt-minh. Mort qui a marqué le narrateur d’un sceau à l’encre violette, comme une viande de boucherie, et qui revient, incantatoire, tout au long de ses pérégrinations de remémoration. My Tho pour y croire. Sarajevo pour chercher le corps d’un camarade et avoir l’impression de ramener le cercueil du père... Pages belles à pleurer. Et tant de sourires entre les larmes qui viennent aux yeux en suivant le débobinage de la mémoire d’un homme sur qui a soufflé le temps, ce "grand cachalot", mais qui est resté fidèle à sa jeunesse, qui s’apostrophe, avec autodérision, utilise le "tu" pour s’interpeller et non le "je" du nombrilisme, part fougueusement à l’assaut de descriptions baroques dans des paragraphes compacts de plusieurs pages, sans reprendre son souffle.
Épique, hétéroclite, vigoureux, rocailleux, rutilant de mots en cascade, tonnant de métaphores sublimes, ruisselant de passion, explosant d’émotion, follement romantique, magnifiquement humain, miraculeusement juste, Tigre en papier, le temps retrouvé d’Olivier Rolin. Tout simplement inoubliable.
Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, 2002, 268 pages, 18 €
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