Sur mes traces & Neiges d’antan

Jamais ! Il l’avait juré croix de bois, croix de fer mais il les a écrites pourtant, ses mémoires. Et ce n’est pas son lecteur qui va s’en plaindre. Sacré personnalité que ce Gregor von Rezzori, à la plume d’une ironie acide, qui ne lui a pas valu que des amis. En Allemagne particulièrement. C’est vrai que l’Allemagne, il en a soupé et qu’il ne s’est jamais gêné pour dire le fond de sa pensée (en allemand, ô ironie), lui, le "métèque" de Bucovine, né en 1914 dans une diligence... déjà sous le signe du voyage. Souvenirs d’un natif de la Mitteleuropa, Sur mes traces nous emporte à travers toutes les tempêtes du siècle dernier, dans la grande errance d’un rejeton de parents désunis, dits de la bonne société (celle qui servait l’empereur d’Autriche-Hongrie), qui a eu pour fâcheuse habitude de ne jamais bêler avec les moutons. "N’est libéré que celui qui sait danser", conclut-il, à peu près apaisé, après avoir trouvé sa place quelque part en Toscane où il est mort en 1998.

Ces événements qui lui ont si souvent été contraires, les situations insensées auxquelles il s’est trouvé mêlé, von Rezzori les décrit d’une plume féroce. Aussi féroce pour les autres qu’envers lui-même. Jamais il ne se regarde dans un miroir embellissant. Bien au contraire, il force le trait, fait ressortir sa propre bêtise ou son arrogance face aux circonstances. Parfois pris d’un rire sarcastique, parfois capable d’analyses d’une incroyable profondeur, il est le témoin comme on les aime, conteur prolixe, plein d’esprit et ne s’apitoyant jamais sur son sort, pour tisser les fils chatoyants d’une histoire tragique, celle de l’exil et de la disparition d’un monde.

Judicieusement réédité en même temps que ces mémoires, Neiges d’antan est un fulgurant roman d’apprentissage sous forme de portraits des proches de Gregor von Rezzori. Père, mère, sœur, nourrice et préceptrice, famille je t’aime et je te hais. Foin de nostalgie, chez von Rezzori, ce sont toujours la dérision et le burlesque qui prennent le dessus. Politesse de l’aristocrate : le rire (grinçant) pour gommer la tristesse de l’oubli. Avec en toile de fond cette contrée de Bucovine, au-delà des Carpathes, un jour turque ou autrichienne, le lendemain roumaine ou soviétique, aujourd’hui ukrainienne, balayée par l’histoire, immortalisée par un très grand écrivain et, surtout, un homme libre.