Un roman couvert de lauriers qui devient un film oscarisable dans lequel Nicole Kidman trouve son plus beau rôle. La myriade de fils que l’on peut tirer de la pelote des Heures, invariablement nous ramène dans l’Angleterre de l’entre-deux-guerres. Une femme au lourd chignon et à la nuque frêle écrit, sans trêve. Intellect brillant, vaste culture, gigantesque puissance de travail, sens artistique exacerbé, sensibilité hors du commun, malgré des moments de découragement, Virginia Woolf, la surdouée, est tout à fait consciente qu’elle est en train de construire une œuvre majeure.
Son ambition : bousculer le roman psychologique. Elle qui admirait tant les peintres et regrettait de n’avoir à sa disposition que les mots, ce "procédé impur", s’inspire des techniques impressionnistes, voire pointillistes, pour brosser le paysage mental de ses personnages, en saisir les sensations passagères, les émotions fugitives ; destructure ses histoires, ce qu’elle appelle son "procédé de sape", pour raconter le passé "par fragments". Elliptique lui reprochait-on à l’époque, déroutant. N’empêche, elle sait exactement où elle va : au plus près de la vie [1].
La vie ? "Elle avait le sentiment qu’il était très, très dangereux de vivre, ne serait-ce qu’un seul jour", remarque-t-elle au sujet de son héroïne, Mrs Dalloway. C’est l’envers du décor de Virginia Woolf, la rançon de son émotivité : une fragilité psychologique qui la plonge dans des dépressions sans fond, encombrées de migraines et de délires. N’en pouvant plus de combattre la folie qui la guette, celle qui, dans ses hallucinations, entendait pépier les moineaux en grec, décide d’en finir, un jour frisquet et ensoleillé du début de printemps de l’année 1941. Elle bourre de cailloux les poches de son manteau et avance dans l’eau glacée de l’Ouse.
Les cailloux l’ont emportée vers le fond mais restent ses livres, cailloux autrement brillants [2], si modernes, si originaux, ayant inspiré tant d’écrivains, ceux du Nouveau roman en particulier. Ses livres, si peu figuratifs mais si profonds, si parlants à l’imagination, qu’ils nous font réellement "sentir" ses personnages. Et nous la rendent, elle, Virginia, proche autant qu’une sœur. À mille lieues de la peu flatteuse étiquette de bas-bleu frigide dont elle a parfois été affublée, une femme authentique, en quête perpétuelle de liberté. Sérieuse et malicieuse, douce et ferme, gaie et morose, pudique et intimidante, énergique et angoissée. Pleine de contradictions comme vous et moi. N’ayez pas peur de Virginia Woolf !