L’instant norvégien
Le 8 avril 2004
Un second album hors du temps, entre nostalgie et modernité, pur moment de bonheur naïf.

- Artiste : Delerm, Vincent

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La plus fine plume de la “nouvelle chanson française” était attendue au tournant avec la parution de ce second album événement. Mais c’est sans pression apparente que Vincent Delerm nous fait cadeau de ce pur moment de bonheur, hors du temps et des modes. Un instant norvégien à la Delerm, dont les mots, les personnages ou les lieux ont cette faculté particulière et extraordinaire de nous paraître si familiers et pourtant totalement uniques, empreints d’une magie ordinaire.
On présentait Kensington Square comme un virage vers l’Angleterre, en tout cas au niveau des arrangements musicaux, il n’en est presque rien. Certes, Kensington Square (la chanson) résonne comme du Gainsbourg ou du Polnareff du début des années 70, donc forcément un peu anglais. Il en va de même, à un degré moindre, pour Les filles de 1973 ont trente ans. Mais globalement, ce n’est pas ce que l’on retient de l’écoute prolongée du disque.
Tout d’abord, Vincent Delerm donne l’impression d’assumer presque tout ce qu’il était censé représenter sur son premier disque. Intello ? OK, va pour Quatrième de couverture ou Deutsche Grammophon, où les citations littéraires et musicales pleuvent. Adepte du name dropping, justement ? Qu’à cela ne tienne : sept titres sur dix comportent un nom propre, et dans Les filles de 1973... il en aligne sept à la suite ; il fait rimer "dry schweppes pamplemousse" avec "Portsmouth", "Hervé Guibert" avec "Gibert" et mélange avec délectation, comme deux de ses personnages, "Sergi Bruguera et le blocus de Berlin". En clair, il ravit ses aficionados et donne du grain à moudre à ses détracteurs !
Et puis, confiance et maîtrise aidant, le diptyque piano-voix a su se métamorphoser (et la présence au générique du fidèle Cyril Wambergue n’y est pas pour rien) en un univers plus étoffé mais toujours aussi personnel, où cordes, clavecin ou harpe viennent relayer un piano qui sait toujours se faire poignant. Car là où il nous scotche, là où il fait se dresser les poils de nos bras, c’est lorsqu’il réussit à nous donner l’impression que nous écrivons nous-mêmes l’histoire de ses chansons : sur Evreux et surtout sur Le baiser Modiano, sommet du disque magnifié par des cordes à tomber, il noie le poisson, s’attardant sur les détails, l’environnement (un restaurant vietnamien, une rue parisienne), ne nous envoyant que d’infimes indices quant à ce qui se joue réellement au cœur de la chanson : à Evreux, le narrateur répète simplement à son interlocutrice "tu vas me manquer" ; du baiser Modiano, on ne devinera que l’importance pour le couple de la chanson. Mais quelle importance ? Premier baiser ? Dernier baiser ? Unique baiser ? A nous ensuite de tisser les liens, de coudre les éléments ensemble.
Le plus fort, c’est que le chanteur arrive à ce résultat vertigineux dans une économie de mots et de notes qui nous fait penser que, décidément, il y a du génie dans Delerm. Mais le génie de la bouteille, hein : celui qui apparaît quand on ne l’attend pas, qui grandit lorsqu’on s’y frotte, qui exauce nos vœux.
Kensington Square, Vincent Delerm (Vf Musiques/Tôt Ou Tard/Warner), sortie le 6 avril
Tracklisting :
1 Les filles de 1973 ont trente ans
2 Quatrième de couverture
3 Le baiser Modiano
4 Veruca Salt et Frank Black (avec Keren Ann et Dominique A)
5 Kensington Square
6 Natation synchronisée
7 Evreux
8 Anita Pettersen
9 Deutsche Grammophon
10 Gare de Milan