Le 19 août 2024
- Réalisateurs : Zippy Kimundu - Meena Nanji
- Festival : Festival cinémas d’Afrique de Lausanne 2024
Zippy Kimundu et Meena Nanji, réalisatrices de Our Land, Our Freedom, un film essentiel pour comprendre l’histoire de l’indépendance du Kenya d’un point de vue africain, nous accordent une interview en marge du Festival du cinéma d’Afrique de Lausanne.
- © FCA Lausanne
Le Kenya, sous domination britannique, obtient son indépendance en 1963. Parmi les révolutionnaires, le mouvement "Mau Mau", luttant pour la liberté et les terres, toutes deux sous emprise britannique. À leur tête, Dedan Kemathi, pendu en 1957 par le gouvernement britannique. Encore aujourd’hui, sa dépouille est gardée secrète, mais sa fille, Wanjugu, est déterminée à la retrouver, et restituer aux Kényans des terres dont ils n’ont encore que des bouts.
Malgré la gravité du sujet, ce sont deux femmes heureuses de présenter leur film qui se connectent à leur ordinateur en cette fin d’après-midi. Rapidement, les échanges fusent, les visages se ferment à l’évocation d’une douleur ou d’une perte, puis s’illuminent à nouveau par passion et désir de transmettre. Meena Nanji, depuis les États-Unis, Zippy Kimundu depuis le Kenya, prennent le temps de nous expliquer le processus de création de leur film. Réalisé en sept années, Our Land, Our Freedom trace un sillon nouveau : celui de l’histoire de la colonisation, dans notre cas britannique, du point de vue africain. Jamais l’histoire de Dedan Kemathi et son combat n’avait été racontée ainsi. Mais ce sont encore elles qui en parlent le mieux.
- © 2024 First Hand Films
aVoir-aLire : Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler ensemble ?
Meena Nanji : Je suis née au Kenya, mes parents sont nés au Kenya, puis nous avons déménagé quand j’étais assez jeune. J’avais lu un livre sur les camps de concentration britanniques au Kenya, un livre de Caroline Elkins (ndlr : probablement The Brutal end of Empire in Kenya, 2005), et c’était choquant car je n’avais jamais entendu parler de cela. Ni dans les écoles kényanes, ni dans les écoles anglaises où j’ai grandi. Je voulais faire quelque chose. J’avais commencé à retourner au Kenya quelques années plus tôt, mais en 2015, je voulais faire un film sur ce que les Kényans ont subi sous le colonialisme. On entend toujours parler de ce sujet du point de vue britannique, ou même indien, car je suis indienne ; donc j’en avais entendu parler par ma famille, mais jamais du point de vue africain. C’était l’intention : y retourner et découvrir ce qui s’était passé, ce que les gens avaient vécu. Une amie de Los Angeles avait encadré un atelier de cinéma au Kenya, ou peut-être à Zanzibar. Je lui ai demandé de me recommander des cinéastes, car je savais que je ne voulais pas faire ce projet seule. Je voulais collaborer. Elle m’a donné quelques noms, et l’une d’entre elles était Zippy. Nous nous sommes littéralement rencontrées la veille de commencer à travailler ensemble.
Zippy Kimundu : C’était fin 2015, et je venais de rentrer chez moi après mes études. J’avais envie de faire un film sur la lutte pour l’indépendance, et j’avais contacté Ngugi Wa Thiong’o, un auteur kényan, mais je ne trouvais aucune information. Je me suis dit que ce serait une excellente recherche pour mon film. Je pensais que ce serait terminé en deux ans, mais cela en a pris huit. Cela a vraiment été incroyable de travailler sur ce film.
aVoir-aLire : Avez-vous travaillé sur d’autres projets en parallèle ou cela vous a-t-il pris tout votre temps ? Et puisque le film dure environ une heure et demie, je suppose que vous avez beaucoup plus de matériel. Comment avez-vous décidé des éléments à mettre dans le film et de ceux à laisser de côté ?
MN : C’était une question difficile. Pour moi, au début, cela a pris presque tout mon temps. Je faisais des allers-retours entre le Kenya et Los Angeles, et je donnais des ateliers, mais nous ne savions pas vraiment quelle serait l’histoire du film. Nous avions une idée, mais à un moment donné, notre personnage principal, Wanjugu, a pris une direction très différente de ce que nous avions prévu. Nous avions tourné beaucoup de choses sur une voie, puis elle a changé, et nous nous sommes demandé quoi faire de tout ce matériau. Le film a vraiment commencé à prendre vie vers la troisième ou la quatrième année.
ZK : Je pense, oui, nous avons commencé, comme le dit Meena, on ne savait pas, savait seulement qu’elle allait chercher les restes de son père. Mais Wanjugu était notre fixeur au départ, et nous ne savions pas qu’elle allait faire partie du film jusqu’à, je pense, la troisième année. La première scène où elle déterre la tombe, c’était la première fois que nous l’avions mise devant la caméra. C’était magique. Nous savions qu’elle allait nous guider. Nous avons tourné des centaines et des centaines d’heures, et bien sûr, nous avons dû choisir les 90 minutes. Nous avons un matériel d’une richesse que personne d’autre n’a, nous avons collecté cette histoire. Je pense que c’est une partie de notre impact de pouvoir archiver cela et de le rendre accessible à tous. Parce que, je pense que c’est notre responsabilité de le faire.
aVoir-aLire : C’est à cela que sert la fondation mentionnée à la fin du film ? Elle permet d’accéder aux archives, ou pas du tout ?
MN : Non, c’est probablement la Fondation Wanjugu que vous avez vue, une fondation multi-objectif, plus axée sur le réaménagement des terres pour les anciens. Mais oui, nous commençons notre campagne d’impact. Les deux principaux objectifs sont le réaménagement des terres et l’éducation. Nous voulons vraiment commencer à entrer dans les écoles et dans les programmes d’Histoire sur cette époque, pour y inclure le film, afin que, à côté de tous les textes britanniques qui sont maintenant les textes d’autorité, il y ait beaucoup plus de recherches qui soient faites de nos jours par des auteurs africains. Nous voulons vraiment changer cette narration sur la façon dont c’est raconté.
aVoir-aLire : Quel était l’état de l’art avant que vous commenciez à faire votre film ? Y avait-il un film sur cette histoire réalisé par des Africains, peut-être ? Ou n’y avait-il rien ?
MN : Vous savez, pour le Kenya, il n’y avait pas grand-chose. Il y avait un très bon film réalisé dans les années 1970, dans les vingt ans qui ont suivi l’indépendance. Il s’appelait, Black Man’s Land, Nous avons obtenu beaucoup d’informations historiques grâce à ce film. Mais il était très difficile à trouver. Il y avait quelques films réalisés non pas par des Kényans, mais par Al Jazeera, ou par un journaliste britannique. Des documentaires télévisés qui parlaient du livre d’Elkins, revenant également sur les camps de concentration. Mais il n’y avait rien de vraiment similaire en termes de nature ou de profondeur. Mais je pense qu’aujourd’hui, et cela a pris sept ans pour réaliser un autre film, nous sommes entrés en contact avec beaucoup d’autres personnes qui ont ensuite commencé à réaliser leurs propres films, et j’espère que cela donne naissance à, ou fait partie de cette dynamique croissante qui commence à émerger.
ZK : Nous savions que nous voulions le raconter du point de vue des Kényans, des personnes qui ont réellement vécu cela. Lorsque nous développions le film, des gens nous demandaient : et les Britanniques, qu’en est-il de leur point de vue ? Mais ils ont eu leur mot à dire. Il y a ces films qui ont toujours été faits selon leur perspective. Il y avait deux choses vraiment importantes pour nous. C’était de pouvoir le raconter du point de vue des combattants pour la liberté et de montrer la situation actuelle des terres au Kenya. Mais aussi de pouvoir distribuer le film pour l’éducation, afin de changer cela, de faire évoluer le récit. Chaque fois que nous montrons le film, les gens disent : "Oh mon Dieu, nous ne savions pas cela."
- © 2024 First Hand Films
aVoir-aLire : Et pour les habitants du Kenya ? Cette histoire est-elle bien connue ?
ZK : Un peu. Dans les livres d’Histoire, tu as juste un petit paragraphe. Le récit a toujours été centré sur les Mau Mau, en disant que c’étaient de mauvaises personnes. Les personnes avaient en fait honte d’être des combattants pour la liberté. Les gens qui nous parlaient, parce qu’ils avaient été tellement dénigrés, avaient vraiment peur de parler, de dire qu’ils étaient des combattants pour la liberté. Et tu sais, c’était toujours très, très triste pour nous d’entendre cela. Mais l’un des objectifs du film est de les célébrer, de vraiment montrer ce qu’ils ont fait, et de les célébrer. Ensuite, ils diront : "D’accord, je suis fier d’avoir combattu pour mon pays", mais pour l’instant, c’est juste très triste de voir que personne ne les connaît, personne ne mesure ce qu’ils ont fait.
aVoir-aLire : Vous avez inclus beaucoup de moments très difficiles à regarder, dans le bon sens, parce que c’est émouvant et important. Mais du point de vue des cinéastes, lorsque vous filmez, par exemple, la scène du début avec les restes, ou les larmes des membres des Mau Mau, y a-t-il eu un moment où vous vous êtes dit : "C’est peut-être trop", ou "C’est trop difficile à gérer en tant que réalisateur" ?
MN : Cela a été un véritable défi tout du long. Quand on a commencé, on n’avait vraiment aucune idée de ce qu’on allait obtenir. Donc si je devais le refaire, je réfléchirais plus attentivement à qui avoir autour pour soutenir les protagonistes, mais aussi pour nous soutenir. Quand nous avons commencé à interviewer des gens, c’était particulièrement difficile. Mais plus tard, nous avons commencé à réfléchir à comment fournir un soutien. Ce n’était pas sous forme d’un travailleur social ou d’un thérapeute, car cela ne fait pas vraiment partie de la culture kényane. C’était plutôt un soutien communautaire. Il y avait d’autres personnes autour qui pouvaient soit encourager, soit dire : "Si tu ne veux pas en parler, tu n’es pas obligé." Pour la première interview que nous avons faite avec la mère de Wanjugu, nous étions avec un caméraman et un ingénieur du son, et nous étions tous en larmes. Même ces jeunes techniciens, dans la vingtaine, qui n’en savaient pas trop, pleuraient. Mais je pense que tout le monde a vraiment ressenti que c’était le moment. Il était temps. Parce que, pour revenir à votre question précédente, non, ce n’est pas une histoire connue. Même maintenant qu’on raconte cette histoire, les gens disent : "Vraiment ?". Avant, les anciens étaient effrayés, car tant de personnes avaient été réduites au silence, certaines avaient disparu, probablement tuées. Mais maintenant qu’elles sont plus âgées, ellles se disent : "Qu’est-ce qu’on a à perdre ? On est vieux, on va bientôt mourir de toute façon, alors laissons sortir ces histoires." J’espère que nous leur aurons rendu justice. Ces personnes n’ont pas encore vu le film, donc nous allons leur montrer à partir d’octobre cette année. Malheureusement, certaines sont décédées pendant le processus, mais plusieurs sont toujours là, et leur esprit est encore très vif, même si elles sont très vieilles et fragiles physiquement. C’est incroyable, après tout ce qu’elles ont vécu.
ZK : Quand on a commencé, Wanjugu ne faisait que répondre au téléphone à l’aéroport (elle est standardiste à l’aéroport, ndlr). Mais au fil du temps, elle a commencé à recevoir des menaces du gouvernement, comme nous le montrons dans le film. Donc, même pour nous, c’était : "À quel moment est-ce dangereux de continuer à filmer, pour elle et pour nous ?" Mais ce qui nous a aidées, c’est qu’on lui disait constamment : "Dis-nous ce que tu veux bien partager, ce avec quoi tu es à l’aise." Et en fait, elle a commencé à se sentir en sécurité pour nous parler. Elle nous appelait et disait : "Venez". Elle se disait que, au moins, si elle nous racontait tout ça, si quelque chose lui arrivait, les gens sauraient ce qui se passait. Nous sommes devenus une forme de thérapie pour elle, pour qu’elle se dise : "Je suis en sécurité parce qu’ils enregistrent ça." Donc il fallait vraiment réfléchir à jusqu’où on pouvait aller, comment filmer, combien inclure dans le film, car tout cela était très dangereux et difficile.
aVoir-aLire : Je comprends parfaitement cet état d’esprit. Mais au tout début, comment a-t-elle réagi quand vous avez compris, je crois trois ans après avoir commencé le film, que vous vouliez la suivre, elle ? Après tout, c’est à propos de sa famille, donc c’est peut-être un peu intime.
MN : Elle était complètement partante, dès le début.
ZK : Je pense qu’on avait déjà formé une très bonne relation dès le départ. Depuis le début, elle était notre guide, elle nous emmenait voir les anciens, et ces derniers nous faisaient confiance parce qu’elle est la fille de sa mère... En fait, quand on l’a mise devant la caméra, elle était déjà très à l’aise. Elle était vraiment généreuse.
MN : Au début, elle était très consciente de la caméra. Elle devait soigner son apparence. C’est après un moment qu’elle a commencé à se détendre, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus aussi « performative ». Mais finalement, on était là tellement souvent qu’à un moment donné, elle a laissé tomber. On était juste là, et elle faisait ce qu’elle faisait, sans jouer pour nous. Finalement, elle était vraiment très à l’aise.
aVoir-aLire : C’est aussi une histoire au féminin. Étiez-vous conscientes, au fil du processus, que vous vouliez aussi raconter une histoire féminine ?
MN : Ce n’est pas comme cela que ça a commencé. C’est juste que toutes les personnes que nous avons rencontrées, en commençant par Wanjugu et sa mère, étaient des femmes très fortes. Nous sommes toutes les deux des femmes, évidemment. Donc peut-être que les femmes se sentaient plus à l’aise de parler avec nous. Mon travail précédent était très féministe, orienté sur les femmes et les droits des femmes. Mes films parlaient des femmes, mais de façon très intentionnelle. Notre processus était de voir quels personnages ressortaient comme les plus forts. Mais bien sûr, aujourd’hui, on est totalement conscientes que c’est une histoire de femmes, devant et derrière la caméra, surtout derrière. Zippy ?
ZK : C’est vrai. On n’avait pas imaginé cela au départ. On n’était pas parties avec l’idée de faire un film centré sur ça, parce qu’on a fait beaucoup d’interviews avec des combattants hommes, et cela fait partie de nos archives que nous allons rendre accessibles.
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aVoir-aLire : Je me demandais s’il y avait des nouvelles concernant cette histoire, au sujet des promesses que nous avons entendues de la part du président à la fin du film par exemple. Y a-t-il eu des progrès concernant le corps, peut-être, ou pas du tout ?
ZK : Malheureusement, non. Ce qui est drôle, c’est que chaque Kényan qui regarde le film, quand ils le voient (le président), ils commencent tous à rire. Parce qu’il fait des promesses tous les jours, mais rien n’est jamais fait. Donc, non, pas de progrès sur ce point. Mais Meena, il y a des groupes qui veulent avancer avec l’exhumation, non ?
MN : Oui, il y a maintenant quelques groupes, comme un groupe argentin de médecine légale, qui se spécialise dans les fosses communes. Ils ont pris contact avec Wanjugu et avec quelques autres groupes internationaux. Il y a aussi un autre groupe au Kenya qui est très engagé et veut vraiment retrouver la tombe de son père, et exhumer d’autres tombes. C’est donc un processus en cours. Il y a six mois, il semblait que cela allait se concrétiser, et il y avait des avancées prévues. Mais voilà, six mois ont passé et rien n’a encore bougé.
aVoir-aLire : J’aimerais mieux comprendre la stratégie de sortie du film, qui n’a pas commencé au Kenya. Il a été d’abord diffusé en Europe. Souhaitez-vous que le film prenne de l’ampleur avant de le diffuser au Kenya ?
ZK : Je pense que pour nous, c’était d’abord une question de sécurité. Parce que les terres, c’est un sujet très, très sensible, comme tout le monde le dit dans le film, et nous ne savons pas comment les personnes vont réagir. Nous ne savons pas comment le gouvernement va réagir. Nous ne savons pas comment les grandes familles et les puissants vont réagir. Nous ne savons pas comment Kakuzi (entreprise qui exploite des terres revendiqués par les kenyans, dans des conditions attaquées sur le plan des droits humains, ndlr), va réagir. Donc, dès le début, nous savions que nous voulions commencer à l’étranger pour générer un peu de bruit, de presse, quelques récompenses, afin que, lorsque nous revenons au pays, cela semble un peu plus sûr, que les gens sachent que le film arrive, et que nous soyons un peu protégés. Nous prévoyons de faire la première en octobre. Nous avons doublé le film en kikuyu (principale ethnie du Kenya, ndlr), et il sera projeté lors de séances d’impact dans les communautés concernées. C’est le début, et ensuite, nous élargirons pour montrer le film au reste du Kenya et du continent africain. Et enfin, nous voulons aussi le montrer dans tous les pays colonisateurs, comme le Royaume-Uni, parce que partout où nous l’avons montré, les spectateurs réagissent en disant : "Oh mon Dieu, nous ne savions pas." C’était notre idée : revenir au pays après avoir fait le tour du monde, et faire savoir que nous arrivons.
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