Le 16 décembre 2018
– Récompense : Lion d’Or à la Mostra de Venise 2018
– Diffusion sur Netflix à partir du 14/12/2018
Roma ne sera pas dans les classements de fin d’année de l’équipe d’aVoir-Lire. De Cannes à Venise, en passant par une sortie salle factice aux USA pour se voir citer aux Oscars, Netflix a essayé de changer les règles du jeu, macronisant le paysage cinématographique, en tuant toute opposition. Certes, le géant rouge a débauché le grand Cuarón, mais, en tant que cinéphile, son année d’extension par le cinéma d’auteur ne m’a pas convaincu sur sa stratégie. Très loin de là.
Du direct-to-vidéo au direct-to-streaming
Doit-on laisser Roma et autres productions Netflix s’intégrer aux classements de fin d’année ? La question s’est posée dans l’équipe, et si l’on faisait une fleur à Alfonso Cuarón, pour son épopée familiale intimiste, il fallait aller jusqu’au bout de la logique d’ouverture.
Le direct-to-petit écran n’a rien de nouveau. Pendant des décennies, les DTV étaient une sortie de secours pour les studios américains embarrassés par une certaine réalité qualitative, voire même sociologique : Hollywood était aussi conscient que tous les marchés n’étaient pas censés recevoir de la même manière une œuvre en fonction du casting, de son humour... puisque par définition, il n’y a d’universalité de la culture que chez les patrons du prêt-à-consommer, banalisé par l’avènement d’internet.
Les couloirs rapides qu’ont empruntés les DTV pendant ces trente dernières années étaient souvent logiques. Pour les productions ratées qui avaient pour vocation de connaître l’exploitation sur le grand écran mais qui, in fine, s’avéraient ne plus avoir de potentiel en salles, au vu de leur qualité médiocre, il fallait une alternative d’exploitation. Mais parallèlement, l’on produisait en série d’authentiques DTV, dès leur mise en chantier, avec moins de moyens et d’exigence. Ces œuvres de qualité moindre, dirigée par des tâcherons, directement pour le marché de la VHS, DVD, ont inondé les marchés... Disney adorait ainsi trahir ses chefs-d’œuvre uniques et intemporels par des sequels malvenus. Certains DTV aux USA devenaient même des films de salle en France ou en Europe. Une très longue histoire dans laquelle même Star Wars trempa, avec ses fameux Ewoks.
- Copyright Netflix / Carlos Somonte
Direct-to-streaming et exclusivités Netflix : le droit à l’existence
Désormais, le streaming offre aux studios hollywoodiens en panne financière (Paramount, l’an dernier a multiplié ce type de recours), ou découragé par la pauvreté artistique de leur production (Mowgli, chez Warner), la possibilité de revendre leur canard boiteux à des géants du streaming qui se découvrent des vocations de distributeur, avec des sorties sur leurs propres plateformes.
Le terme "sortir" (releasing a movie en anglais), est dans ce cas un peu galvaudé. Le long métrage ne "sort" effectivement (de) nulle part, à peine est-il diffusé sur la plateforme, en fonction des algorithmes qui échouent à correctement mettre en avant les nouveautés.
Le paradoxe de la gratuité à onze ou treize euros par mois
Sur Netflix, le 15 décembre 2018, Annihilation occupait toujours la page des dites "nouveautés", alors qu’il y est diffusé depuis le 12 mars... Où sont donc les vraies nouveautés, du mois ou de la semaine, celles qui devraient occuper une case réelle et singulière chaque vendredi ? A vrai dire, l’on ne sait pas trop. Quelque part dans un bordel généralisé où les vignettes peu glorieuses et totalement désorganisées, ne permettent jamais aux téléspectateurs (télé, comme télé-vision ou télé-phone, cela va sans dire) de savoir ce qui vient vraiment d’arriver sur la toile. Netflix semble ainsi faire comme si une nouveauté n’avait pas à être mise en avant pour exister pleinement, au risque d’être reléguée à un catalogue homogène de produits vite vus, vite consommés, car ouverts à l’oxymore de la gratuité de l’abonnement à 11 euros/mois, un abonnement dont on s’échange les codes, si bien que personne n’a jamais vraiment l’impression de débourser un centime pour voir le programme diffusé. Dans le meilleur des cas, cela appelle une certaine tolérance du téléspectateur envers le nanar découvert, ou à une politique de zapping, d’abandon pur et simple du divertissement en cour de visionnage. Après tout, en contre partie, Netflix, spécialiste des séries télé, déploie tellement de nouveautés dans ce domaine que le cinéma semble un prétexte bourratif pour absorber le plus de spectateurs au détriment des autres acteurs du 7e art.
Le cas Roma. Doit-on sauver le soldat Cuarón ?
Alfonso Cuarón est donc l’un des cinéastes, avec Scorsese, Greengrass et d’autres, qui se sont égarés sur le service de streaming, cédant à la révolution de l’uniformisation de l’offre et de la demande. C’est un cas d’école, car le Mexicain est un auteur, un vrai, qui partage une vision du cinéma total et qui ne tourne que pour le très grand écran.
- Copyright Netflix / Carlos Somonte
Casse sociale, casse culturelle
Dans son tour du monde, aux frais de Netflix, pour chanter les louanges de la plateforme, le réalisateur des Fils de l’homme et de Gravity aura expliqué à qui voulait l’entendre les raisons de sa trahison envers les salles obscures. Libres à ceux qui veulent le croire. Pour ma part, je m’obstine à remettre en question la pertinence de la démarche. Roma n’avait, dans l’état actuel de la plateforme, aucune raison artistique de céder au GAFAN, pour une diffusion verticale en exclusivité, en France. Notre marché singulier de par son ouverture au cinéma d’auteur unique au monde, faisait de Roma une œuvre au fort potentiel commercial dans les cinémas de la capitale et des grandes villes étudiantes.
Débauchage historique
La décision de Cuarón n’est ni plus ni moins un cas de débauchage historique, de la part d’un cinéaste exigeant conscient de devenir le Hulot du 7e Art, c’est-à-dire un faire-valoir dans une étape de prise du pouvoir. Netflix, en produisant Roma, a réalisé un coup de génie, suscitant buzz et débat, et répondant à son obsession de révolutionnaire de décrocher quelques statuettes pour installer sa suprématie, quitte à dévaloriser les acteurs historiques du cinéma, comme le Festival de Cannes, taxé de ringardisme et de passéisme, dans la presse américaine, pour son refus de se plier aux nouvelles règles du géant américain.
Avec Roma, Netflix, déjà plus grosse source de visionnage, avec YouTube, aux USA, loin devant la télévision et le cinéma, s’est enfin offert une pseudo légitimité artistique, faisant du pied à un public réticent, que l’on trouve ailleurs, comme dans les salles obscures, système de l’ancien monde que le géant rouge verrait bien réduit en cendres.
Coulisses du film Roma - Photo by Carlos Somonte
Tout pour Netflix, rien pour les autres
Et les cinémas dans tout cela ? Déjà mis à mal par le téléchargement illégal, la réduction des fenêtres de diffusion, ils sont donc les victimes premières du bulldozer... Netflix s’en fout carrément, poussant l’ironie à diffuser Roma dans quelques cinémas américains pour toucher l’Académie des Oscars à quelques semaines de la découverte des nominations. Du cynisme pur que l’on taxera de volonté de concentration des pouvoirs, une multinationalisation de la culture, déjà en marche depuis plusieurs décennies, qui a transformé la consommation en surconsommation, et qui, dans son excès de gras, a tranché dans le lard.
Seuls les plus forts et les plus malins résisteront.
En forçant la concurrence à ployer et fermer boutique, la société Netflix fait montre d’un magnifique élan de survie. Spécialiste de la location vidéo, n’a-t-elle pas elle-même dû changer son modèle pour ne pas disparaître, lorsque le format physique a failli dans les salons ? Mieux qu’un changement, Netflix a surtout déclenché une révolution, au prix de plus d’un cadavre sur son chemin, déclenchant les convoitises des majors de cinéma, contraintes de s’adapter.
Mais, en 2018, la plateforme est-elle la seule coupable de la désaffection des salles aux USA, ou du moins de leur manque de diversité ? La mode des séries, relancée au début des années 2000, et la suprématie cannibale des super-héros en sont aussi des facteurs évidents. Le résultat post-90 de cette mondialisation de l’offre culturelle, a vu les productions locales souffrir. Sauf en France.
L’Hexagone, ce n’est pas Rome
Qu’est-ce qui empêchait Netflix de sortir Roma sur notre territoire en suivant la chronologie locale ? Le refus du partage des gains ? Devoir s’associer avec un distributeur ? Puis avec un éditeur vidéo ? Non, le géant rouge se devait de garder tout pour lui, et de proposer le produit maison immédiatement à tous ses abonnés, au risque de précipiter immédiatement le basculement de sa nouveauté sur les plateformes illégales. En effet, un film piraté avec un caméscope, dans une qualité incertaine, lors de sa première distribution en salle, cela n’a pas le même effet qu’un téléchargement happé en HD, le jour de son lancement sur les plateforme de streaming. On voit mal les grands auteurs du 7e art cautionnant ces risques, et pourtant, face aux géants de l’internet, la résistance a bien du mal à s’organiser, puisque systématiquement taxée de conservatrice.
© 2018 Netflix. Photo by Carlos Somonte. Tous droits réservés.
Fast food, fast programme
Le spectateur 2.0 est impatient et on le rend encore davantage enclin à son défaut, en lui faisant miroiter l’utopie qu’il peut tout avoir à domicile, sans l’effort qui va avec. Il en paiera sûrement un jour les vrais frais. L’informatisation, la robotisation... n’est-ce pas la négation de l’effort sur une population forcément accro aux nouveaux services ? L’uberisation de l’économie a ses grands avantages dans la culture : qui n’a pas aujourd’hui d’abonnement à une plateforme de streaming musical ? Celles-ci ont apporté tellement aux indépendants et permettent une ouverture réelle sur la diversité du paysage musical, alors que l’offre cinématographique, elle, s’appauvrit.
Sus aux auteurs
Netflix et consort deviennent l’abnégation de la pédagogie. Il est question de tout céder au consommateur roi qui peut se défausser de ses devoirs, de ses responsabilités, pour toujours mettre en avant ses droits de citoyen du monde qui pourtant aime bien l’idée de frontières physiques fermées, pour empêcher les intrus de pénétrer sur son territoire. On n’est pas à une contradiction près.
Le "nouveau monde" se veut ouvert à tous et surtout ouvre son domicile à tout. Mais l’auteur, le vrai, y gagne-t-il vraiment quand il s’agit de cinéma ? L’illustration par Amazon Studios, qui bloque la sortie du dernier Woody Allen, A Rainy Day in New York, n’en est que plus terrifiante.
Désormais le studio se fait juge et décide d’empêcher l’ouverture, le repêchage du travail d’un auteur pour des raisons éthiques et morales douteuses. Est-ce la peur de devoir répondre aux trop nombreux emails de mécontentements venant d’une société lissée ? La volonté de ne pas faire de vague et d’étouffer les affaires dans un moule de bienpensance ronflante ? C’est un peu cela également que l’on risque quand, auteur, on signe avec la quintessence de la toute-puissance économique, dont la gestion de la réalité culturelle est tertiaire. Seulement dans le cas du Woody Allen, le blocage est total. Le studio ne cherche pas à éponger les pertes en revend le film à des distributeurs étrangers ou à des éditeurs vidéo divers.
Roma, l’intrus de vos salons
Roma est donc visible par tous depuis vendredi soir sur les écrans 4K de nos salons, avec un son imprenable rehaussé par nos système DTS/Dolby Atmos (pour une fois, avantage aux campagnes où l’on peut vraiment exploiter les arrières de son système 5.1). Entre deux comédies romantiques, teen movies ou calques dystopiques, le film d’auteur ultime, anti-commercial au possible, dans son rythme et son ton, déploie de magnifiques moyens financiers sur des écrans restreints, pour des prouesses techniques de chaque plan...
Aurions-nous apprécié de découvrir en exclusivité Titanic, de Cameron, ou Gravity, du même Cuarón, sur nos petits écrans actuels ? Oui, diront sûrement les plus jeunes d’entre nous, pour beaucoup dans la consommation addictive du minuit, j’oublie tout, mais avec l’inconscience d’une perte sonore et visuelle inévitable, dont finalement ils se soucient peu face à la facilité du service.
Le combat Paris Province, gare aux gilets jaunes
L’espace et l’univers, déployés à l’infini sur un petit écran 4K et dans une salle Dolby ou Imax, ce sont des expérience diverses. Mais les spectateurs provinciaux peuvent argumenter par l’absence de ces dispositifs dans leur bourgade et parfois même dans toutes leurs régions. Pour les œuvres un peu trop exigeantes, c’est l’absence de distribution tout court qui peut les frapper. Tout cinéphile hors de Paris a vécu ce sentiment d’injustice face à du cinéma d’auteur trop pointu et à peine "exporté" hors de Paris intra-muros... C’est également le cas pour le cinéma de genre ou le cinéma du monde en général.
Même avec une distribution en salle, la plupart des petits cinémas de province aurait refusé d’exploiter l’œuvre de Cuarón car elle n’est pas adaptée aux foules locales, mais juste à une pseudo élite culturelle qui apprécie la V.O. Roma aurait-il pu être présent dans les villes de 20.000 habitants, où se serait-il contenté de séances de ciné-club spartiates dans les petits multiplexes de France ? Probablement. Les cinéphiles provinciaux rétorqueront donc à raison que, sans Netflix, ils ne pourraient pas avoir accès à Roma. Mais est-ce une raison pour priver tout le monde du grand écran, alors que la chronologie française permet l’ouverture de différentes fenêtres très vite.
Dans tous les cas, les spectateurs finissent toujours par se donner raison en découvrant le film tôt ou tard, en effectuant un effort qui va gratifier davantage le souvenir de la séance et augmenter les plaisirs, ainsi que l’importance de l’expérience personnelle.
© 2018 Netflix Film. Tous droits réservés.
Roma, une perspective ratée
Roma sur un écran salon, c’est une perspective ratée pour les amoureux de ce cinéma, c’est l’aveu d’impuissance du spectateur qui doit reconnaître son propre échec, celui d’accepter de se contenter de ses propres moyens et de ses propres conditions de projection (ordinateur, téléphone pour certains), pour savourer des plans formidables de beauté qui ont été pensés pour les toiles les plus larges possibles, car tout y est grand-angle, avec des rotations de caméra qui déploient des perspectives spectaculaires. A ce niveau, c’est un avantage pour la province qui peut voir plus grand à domicile, mais avec tellement d’inégalités pour les foyers non équipés et surtout pour les récalcitrants à l’abonnement.
Roma, tellement beau, mais si ennuyeux.
J’ai arrêté mon téléviseur déçu par Roma. Frustré également, car je ne saurai jamais pourquoi je n’ai pas totalement adhéré au projet de Cuarón. En tant qu’admirateur invétéré d’un certain cinéma contemplatif et esthétisant, en noir et blanc, donc de Béla Tarr, j’ai vite, au-delà des prouesses techniques, ressenti un vrai vide durant la projection, ce qui m’a conduit, machinalement, à saisir mon téléphone portable au bout d’une heure. L’ennui me gagnait. Pourquoi telle nonchalance à l’égard du film et de son auteur, donc ? Étais-je trop confortablement installé sur mon divan pour souffrir de ce manque d’action qui ne me pose jamais de problème en salle ? C’est que, dans son propre environnement, l’on devient un rustre, plus impatient que dans une salle du cinéma où, au pire, on se laisse aller à quelques ronflements, mais où l’on fait l’effort de la concentration jusqu’au bout. Après tout, le passage en caisse se doit d’être justifié.
Frustré par des plans à l’éclat nombriliste, réalisés pour illustrer le mot sublime sur le Larousse en ligne, et qui semblaient me crier à chaque instance leur propre frustration à ne pas pouvoir se déployer autrement que sur mon 16/9, je me suis, également rendu compte que je n’éprouvais aucune empathie pour les personnages. Malgré la proximité de l’écran, cette histoire familiale m’a gardé à distance. Point de déterminisme qui m’a pris aux tripes, mais toujours avec la tentation du texto rapide de mon salon, je n’y ai vu qu’une chronique intimiste où la technique m’a gardé systématiquement à l’écart du récit, et où tout effort psychologique s’abîmait à la réalité surdimensionnée des images écrasantes.
Le droit à la liberté de choix
Dans Roma, que ce soit dans les rapports de classe, de genre, et de cinématographie, tout est question de représentations, de dimensions, d’échelles. Celles voulues par Netflix m’ont gâché le plaisir en me privant de mon libre arbitre.
Je me demande encore pourquoi j’exprime tant de tiédeur quant à Roma, alors que, autour de moi, il est adulé ; j’ai moi-même toujours défendu le cinéma de l’auteur mexicain et des doutes subsistent quant à mon jugement. Mais pourquoi devrais-je me flageller dans cette différence ? Je ne suis pas entré dans cette leçon de cinéma hors salle, peut-être pour ne pas l’avoir vue au bon endroit. Je ne saurai jamais vraiment pourquoi, mais une chose est certaine, en me dépossédant de mon droit de choisir, la stratégie de diffusion de Netflix m’a surtout ôté la chose la plus précieuse en qualité de spectateur, ma liberté. Tout simplement.
Critique à quatre étoile sur aVoir-aLire
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