Le 26 février 2003
- Auteur : Anne F. Garréta
Un espace de jeu pour la langue, où s’affrontent les notions de désir, de plaisir et de contraintes, pas seulement oulipiennes.
Lauréate du prix Médicis en 2002, Anne F. Garréta a vu s’ouvrir à un plus large public les portes de son oeuvre subtile et ludique.
Vous posez un cadre oulipien [1] à votre récit. Peut-on concilier désir et contrainte, autrement que dans la transgression de cette contrainte ? La rigidité du cadre n’est-elle pas inconciliable avec le côté impalpable et imprévisible du désir ?
Mon premier mouvement serait de dire : qu’est-ce qui vous fait croire que le désir est si libre que ça ? Il me semble au contraire que toutes les sociétés (y compris la nôtre) ont toujours cadré, organisé et enjoint certaines formes du désir. Vous n’êtes pas censé désirer n’importe qui, n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment.
C’est à dire que pour vous le désir relève d’un cadre social au départ ?
Il me semble que toute société organise les formes du désir de ses sujets. Non seulement elle les organise, mais en plus, il est possible que ce soient les formes elles-mêmes qui suscitent, sont là pour susciter le désir.
Donc, on n’est pas libre, devant le désir ?
Ou alors, c’est que la liberté n’est pas ce que l’on croit, qu’elle n’est peut-être pas l’indétermination absolue. Pensez par exemple que si dans notre pays, nous jouissons de certaines libertés politiques, ce n’est pas en vertu d’une absence de règles ou de lois. Ce sont les lois elles-mêmes qui organisent, qui créent de l’espace de liberté en lui donnant forme. Donc, tant dans l’ordre de la liberté que du désir, il y a des formes, il y a des règles, il y a des lois, et il y a des contraintes prééxistantes.
Anne F. Garréta
Et vous, vous en rajoutez une.
Oui, j’en rajoute, mais ce sont des contraintes qui portent là non pas sur le désir, mais sur l’écriture du désir. Autre niveau. La contrainte oulipienne est ce qui permet la liberté du geste littéraire, de l’invention ; sans une pratique réfléchie de la forme, on est condamné au ressassement incohérent ou simplement symptomatique. La contrainte libère les formes et ouvre un espace de potentialité littéraire. De même, il me semble que le désir opère selon des contraintes et des règles, simplement, pour la plupart nous les subissons, nous en héritons : ça s’appelle une norme. Le moyen d’avoir une liberté de désir ou une liberté face à son désir, ce n’est pas simplement de subir la norme, les contraintes issues de la norme, ou encore de les transgresser compulsivement, c’est d’essayer de discerner et d’inventer les formes que l’on peut donner à son désir.
Pourtant, dans Pas un jour, vous transgressez cette norme...
Ou cette règle que j’ai donnée. Tout simplement parce qu’il n’y a pas besoin d’être un fétichiste de la loi, du désir, ou de la règle. La loi n’est là que pour garantir la liberté, pour ouvrir un espace. Pourquoi la fétichiser jusqu’à la clôture ultime ? De la même manière, pourquoi fétichiser le désir. Une fois que son espace est ouvert, il n’y a pas besoin de le saturer.
Vous mettez en scène des rencontres fugaces, inachevées. Les moments ne sont considérés que dans leur esthétique, et peu dans leur émotion. Le désir ne peut-il prendre corps que dans l’absence d’échange ?
Il me semble qu’il y a une assez grande variété dans ces récits. Certains sont du pur libertinage, "la nuit et le moment", au sens de Crébillon, où en effet la rencontre est fugace, et brève. Mais certaines des nuits ne sont pas du pur désir, il y en a au moins une où on se rend compte a posteriori que l’histoire évoquée, d’abord a eu une durée (même si elle n’est pas reconstructible dans la mémoire ; la chronologie s’est perdue), et ensuite a été une histoire d’amour, mais qu’on a méconnue. Et puis, et c’est crucial, même des histoires brèves, des rencontres rapides, coupées, ponctuelles, durent en mémoire : rémanence des traces du moment.
A une époque où reviennent à la mode les grands romans du 17e et 18e, avez-vous le sentiment de réinventer une forme de discours amoureux ?
Peut-être pas un discours amoureux, mais plutôt l’inscription d’une tradition extrêmement française, qui est le roman d’analyse et sa préoccupation de l’analyse morale du sentiment ou de l’émotion. Ce n’est pas quelque chose d’extraordinairement actuel, puisque toute une partie de notre littérature contemporaine prétend se foutre de la morale et donner à voir spectaculairement les effets et les manifestations du désir. Et c’est d’ailleurs ce que la traduction filmique de ces romans, Adolphe, La princesse de Clèves peine à mettre en oeuvre : la traduction de cet aspect analytique, c’est à dire d’enquête, d’incertitude morale, d’anatomie de la subjectivité et de ses penchants, du lien et qui ne fait pas nécessairement image.
Pas un jour peut paraître démodé. Ce sont des préoccupations du 17e, 18e...
Oui, et jusqu’au début du 20e, Proust, Albertine disparue est un roman d’analyse, analyse de la jalousie. Oui, c’est assez démodé, disons que c’est inactuel, au moins apparemment. C’est un écart de ma part, par rapport aux modes, ou aux goûts dominants de l’époque. Mais un écart qui ne me gêne pas, qui moi me satisfait assez bien, d’autant que je pense que cette tradition est une des plus troublantes de la littérature française.
Vous utilisez déjà la formule "Pas un jour" dans La décomposition, comme le point de départ de la contrainte. Considérez-vous vraiment la répétition comme l’essence même de la contrainte ?
Il y a deux aspects à cette question. Celui que vous soulignez, à savoir qu’écrire est une discipline. C’est Pline qui disait, "pas un jour sans une ligne". C’est que la langue et l’écriture demandent un entraînement constant. N’importe quelle activité humaine demande le temps d’une intégration mentale et physique. Et un art, plus encore. Il faut être dedans. Mais une certaine vulgarité contemporaine veut laisser croire qu’on peut s’improviser écrivain, parce que tout le monde cause la langue et se raconte des histoires. Il est vrai qu’on parle plus souvent qu’on ne chante, raconte des histoires plus communément que l’on ne joue aux échecs. Mais il me semble que comme tout art, cela demande à être cultivé.
Le second aspect, c’est la reprise entre La décomposition et Pas un jour, de cette formule "Plus un jour sans". C’est l’aspect un peu sombre et négatif de Pas un jour, qui est marqué de manière ironique dans l’ante scriptum dans le geste de décimer purement et simplement ses souvenirs. C’est une tentative négative d’échapper à l’emprise obsédante du désir par la mise à distance mentale de l’écriture. Il y a une certaine cruauté à se livrer à ces exercices, et qui renvoie très nettement à la tentation figurée dans La décomposition, qui est de défaire la littérature. Une entreprise négative. Je vous laisse l’interpréter. Mais j’admets la réalité de cet effet d’écho entre les deux textes. A la fois à la discipline et à la négativité. C’est à dire que Pas un jour n’est pas un roman à l’eau de rose.
Etes-vous joueuse ?
Dans la langue, dans la littérature, oui. Autrement, je ne joue pas au casino.
Photo Anne F. Garréta © Irmelli Jung
[1] L’Oulipo, Ouvroir de Littérature Potentielle, est un mouvement littéraire né en 1960 à l’initiative, notamment, de Raymond Queneau. Un des grands principes oulipiens est la contrainte, la règle que se fixe l’écrivain lui-même comme un défi à sa créativité. L’essence de la contrainte a sans doute été atteinte par Georges Perec dans La disparition, roman écrit sans utiliser une seule fois la lettre "e".
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