Le 15 avril 2003
La fin de notre interview.
Vous présentez l’arrivée de Yann Andréa comme une marche consentie au sacrifice. Vous avez écrit qu’en arrivant chez Marguerite Duras, il savait qu’il rentrait dans le piège, et qu’il allait devenir un objet. Pensez-vous qu’il ait toujours eu la perception du rôle qu’il aurait à tenir, c’est à dire se mouler dans l’imaginaire de Duras ?
Je pense qu’il était dans un état de fascination. Donc, il était déjà une victime. Il était déjà incapable d’être dans la création. Mais Duras a toujours utilisé, instrumentalisé les autres, son entourage, à des fins d’écriture. Elle a fait beaucoup de peine, elle a été très cruelle, elle a acculé et jeté. Yann a accepté cette situation, pour être dans ce que Duras appelait "la réverbération des choses et des hommes". Etre dans la réverbération de Marguerite Duras c’est un apprentissage inouï de l’existence ! Moi qui l’ai vécu, je sais ce que c’est. C’est à la fois quelque chose de terrifiant et de sublime. Parce que tout d’un coup, elle vous donne d’être intelligent.
Donc, je pense que Yann est arrivé dans cet univers en victime consentie, mais en même temps, une relation sado-masochiste s’est instaurée qui fait que très souvent, ça a basculé dans la cruauté. Il y avait un rapport sado-masochiste réciproque. Dans ce tourbillon, le seul des deux qui ait pu sortir son épingle du jeu, c’est Duras. Elle, elle avait tout ce socle créatif. C’était elle qui faisait tournoyer la chose, c’était elle qui faisait marcher l’histoire, c’était elle le moteur, la dynamique. Tout tournait autour d’elle et de cette quête. Evidemment, Yann n’a été qu’un électron qui tournait à vide, et d’ailleurs, il vit aujourd’hui dans une grande solitude.
Marguerite Duras tirait un certain orgueil, une certaine supériorité, dans le fait d’avoir touché aux confins de la vie, dans ce coma qui l’a conduite au seuil de la mort. A-t-elle cherché, dans son écriture, l’autre extrême, qui serait de faire remonter la mémoire jusqu’avant la vie ?
Oui, je pense que c’est la quête fondamentale de l’écriture. Remonter aux sources, remonter à l’embouchure, donc remonter à la naissance et évidemment, à la pré-naissance. Quand elle est revenue du coma , quelques jours auparavant, on demandait à Jean Mascolo, au fils, s’il fallait débrancher les appareils respiratoires parce que c’était perdu. Ça faisait des mois qu’elle était sous assistance respiratoire, dans le coma, alors on a dit maintenant, il faut arrêter, et le fils a dit "non, on attend encore quelques jours". Dans ces jours-là, elle se réveille et elle dit "qu’est-ce qui s’est passé dans le monde ?" On lui dit c’est la révolte des étudiants à Tian an Men, et elle dit "c’est normal que je revienne au monde avec les étudiants." C’est extraordinaire. Quelle présence d’esprit magnifique. Elle revenait à la vie et elle était pleinement dans la vie. Mais quand elle est dans le mortifère, elle y est pleinement aussi.
Son nom de Venise dans Calcutta désert serait "le film des traces", comme L’amant de la Chine du nord serait le livre des décombres de L’amant. La démarche est-elle à votre avis de chercher encore et toujours ce qui se cache derrière l’apparence, de chercher le sens des ruines ?
Duras a toujours été appelée par son imaginaire d’enfance, par une colonie qui se dégradait, et par toute une civilisation qui a été totalement ruinée, niée, qui est la civilisation chinoise. Les palais du Cambodge qu’elle a connus, c’étaient des palais dévastés. Elle n’a eu toujours que cette image de la dévastation, de la destruction, de la ruine.
Mais pour elle la ruine a du sens, évidemment, et j’ai toujours pensé qu’elle ne travaillait que dans les vestiges, ce que j’appelle "les traces", les empreintes, tout ce que l’homme a laissé comme signes et que le temps ou les civilisations ont méprisé. Il y a comme une sorte de lien qui s’opère entre les traces. Ce que Duras veut faire, c’est relier.
J’ai toujours dit que si on veut bien comprendre Marguerite Duras, il faut partir de la déliaison. Elle a été déliée de sa famille, déliée de sa terre. Et toute l’oeuvre n’a cessé de relier. Et relier, en latin, c’est religere, qui donnera "religion". Donc, c’est un espace sacré. On est toujours dans un espace sacré. Et il s’agit de récupérer le plus possible des traces parce que c’est par ces traces que je peux comprendre et me situer. Donc, toutes les traces, toutes les ruines du monde ont du sens. Rien ne doit être jeté, tout doit être remis à la lumière. C’est l’histoire d’un puzzle qui a été complètement pulvérisé, et qu’elle s’acharne à relier. C’est un travail bouleversant, tragique, pathétique, parce qu’il aspire à l’homogénéité, à partir d’une hétérogénéité absolue qui tend à se retisser et que la mort a interrompue.
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