Le 15 avril 2003
Biographe, universitaire, il a côtoyé au quotidien cette femme hors du commun et nous en livre une lecture intime, poignante, mais aussi très lucide, sans complaisance.
Alain Vircondelet est aujourd’hui l’un des plus grands spécialistes de Marguerite Duras. Biographe, universitaire, il a côtoyé au quotidien cette femme hors du commun et nous en livre une lecture intime, poignante, mais aussi très lucide, sans complaisance. Portrait d’une personnalité tout en contradictions, dont les béances ont sans cesse nourri l’œuvre.
Marguerite Duras a sans cesse joué de son histoire pour élaborer ce qui serait une fausse autobiographie, dans laquelle l’écrit précéderait l’événement. Comment concilier l’histoire réinventée avec la rigueur de la biographie ?
Quand on aborde l’oeuvre de Marguerite Duras, on est toujours porté à un fonds secret, ce qu’elle appelait "la chambre obscure". "Je n’ai jamais été que devant la porte fermée", dit-elle. Derrière la porte fermée, il y a les frères, la mère, l’Indochine, et le père. A partir de ces quatre lieux, Duras n’a cessé de rôder, et comme elle le disait, de remonter jusqu’à eux. Toute l’oeuvre, depuis le début, est une oeuvre qui remonte à ces noeuds, qui remonte à "eux", "eux" devenant presque des entités mythiques. Duras a mythifié totalement ce noeud, et à partir de là, elle a travaillé.
La littérature pour elle, c’est l’envers de son désespoir, c’est l’envers de son malheur. Toute l’oeuvre de Duras, jusqu’à L’amant,
en 84, a voulu se couvrir de la fiction ou d’un imaginaire indien, avec une telle tension, qu’à un moment donné, le couvercle a explosé. L’amant éclate dans une autobiographie, qui est encore une fois une autobiographie dans laquelle elle se dissimule, puisque c’est tantôt "je", tantôt "elle". Mais je crois qu’on ne peut pas sous estimer la sincérité absolue qu’il y a dans tous ses ouvrages. C’est une oeuvre qui dit une vérité presque sacrée. D’ailleurs, elle le dit, un an après L’amant, dans La douleur, en 85, elle dit "lecteurs, faites silence, ce sont des textes sacrés." Nous sommes donc dans un registre existentiel, métaphysique, d’une profondeur, d’une acuité, d’une violence, d’une sauvagerie extraordinaire, qui dépasse évidemment les règles du romanesque, qui explose les genres littéraires pour arriver, par cette destruction, à une vérité éclatée, quelque chose d’universel.
Mais quand vous avez entrepris cette biographie, comment avez-vous démêlé le vrai du faux pour en faire le récit ?
Le livre que j’ai publié aux éditions du Chêne, Marguerite Duras, vérité et légendes, est le cinquième livre que j’écris sur Marguerite Duras. C’est un livre qui a une histoire, parce que le fils de Duras m’a donné une boîte de chaussures pleine de photos inédites et il m’a dit, "cette boite te revient, ma mère voulait faire un livre de photos, elle a commencé à légender une photo d’une jeune fille sur le bac, et ça a été une légende si longue que c’est devenu L’amant."
Est-ce que cette photo a existé ?
Non, bien sûr que non, elle n’a jamais existé, mais il y avait une photo du bac. Elle a imaginé que la photographie absolue, ç’aurait été elle sur ce bac. Après le succès venant, tellement fort, elle n’a pas eu l’envie, ni le courage de faire cet album. Ce projet m’est revenu parce que j’étais un peu le fils spirituel de Marguerite Duras et que le fils naturel a très bien compris cela dans la mesure où j’ai été un de ceux qui l’ont visitée avant sa mort, dans cet enfermement scandaleux dans lequel elle était par la faute de celui avec qui elle vivait.
Dans quelles conditions avez-vous approché Marguerite Duras ?
J’avais publié mon premier livre sur Duras en 1972, chez Seghers. J’étais un très jeune étudiant à ce moment-là, et Marguerite Duras m’avait accueilli chez elle, m’avait fait entrer dans son imaginaire et dans son univers. Donc, depuis 1969, j’ai vécu dans l’environnement de Duras, dans son univers métaphysique quotidien . J’ai vécu près d’elle, j’ai vu ses usages, j’ai rencontré son monde, et pour un jeune homme de 19 ans, c’était quelque chose d’inouï. La vision que j’ai du monde aujourd’hui, c’est Duras qui me l’a donnée. J’ai été dans une sorte de roman initiatique, d’amoureuse initiation de la vie et du monde qui m’a permis de pouvoir entendre mieux son univers, d’être au plus juste de Duras.
Comment concevez-vous votre rôle de biographe ?
Pour moi, la biographie, c’est bien sûr une recherche rigoureuse que mon métier d’universitaire m’aide à effectuer, mais avant tout, c’est une intuition de l’autre. C’est un travail qui est beaucoup plus magique que rationnel, c’est un travail vampirique. Ce n’est pas parce qu’on a une boîte de documentation qu’on peut être au plus près de l’auteur qu’on étudie ou qu’on biographie. Il faut qu’il y ait la confrontation d’un écrivain à un autre écrivain pour comprendre et entendre.
Dans le monde de Duras, il fallait connaître tous les acteurs mais il fallait aussi connaître son cheminement spirituel. Par exemple, jusqu’en 1995, il était
saugrenu, obscène et ridicule de dire que Duras était un écrivain spirituel, que Duras était hantée par Dieu. Ce qui l’intéressait, c’était les enfermements, c’est-à-dire aussi bien l’enfermement du meurtrier que l’enfermement de la nonne. Quand on s’appelle Donnadieu, comment peut-on faire abstraction de ça ? Maintenant, on parle de Duras inspirée, mystique, et on le dit.
Je crois que c’est ça le travail du biographe. De défricher des pistes, de défricher des terrains qui ont été occultés, que la société a occultés, que l’auteur quelque fois a masqués lui-même. La biographie, c’est casser quelque chose, et alors s’ouvre une vérité qui est parfois d’une violence extraordinaire. C’est entrer dans l’univers de l’auteur. C’est un travail de vampire. C’est un travail épuisant physiquement. C’est un vrai travail d’écriture. Jamais on n’arrivera dans une biographie à capturer la totalité de l’être de l’autre. Donc, on a toujours un regard, et ce regard s’ajoute à celui de l’autre, s’ajoute à l’autre. Mais au terme, rien ne vaudra l’oeuvre elle-même qui parle en soi.
Photo - Alain Vircondelet © Pierre Ferbos
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