Le 15 avril 2003
La suite de notre interview.
Pensez-vous qu’il y ait un "avant" et un "après" Amant ? C’est-à-dire que l’œuvre est articulée autour de L’amant.
Je pense que L’amant est une œuvre abyssale. C’est l’oeuvre matricielle par excellence. C’est l’oeuvre de la fin d’une vie, même si elle meurt plusieurs années après, c’est l’oeuvre d’une vie, où tous les thèmes sont obligés de passer. C’est un trou comme elle le disait à propos d’India Song, mais là, c’est un abîme. Un abîme qui rejoint tout ce qui a été dit avant et après. Elle ne fait que nager dans les mêmes eaux.
Au risque de déconcerter le lecteur ?
Ce n’est pas l’actualité qui détermine son œuvre, c’est son cours intérieur, et contre vents et marées, elle le suit. Même dans les années 60/70, elle accepte la traversée du désert. Elle accepte de n’avoir pas d’argent, mais elle continue ce chemin parce qu’elle sait que c’est son chemin de vérité, et elle y arrive. C’est ça qui est magnifique. Tout s’est passé comme si depuis son premier livre, en 1942,
Les impudents, Duras allait vers L’amant, vers la révélation, vers le secret. Tout ce travail qui a été fait avant 84 est un travail préparatoire, initiatique, un travail de douleur. Jusqu’à l’aveu autobiographique. A partir de ce moment-là apparaît le vrai visage de Duras. Quand elle s’est montrée, dans Apostrophes, tout d’un coup est apparue une femme libérée, d’une sérénité absolue. Et cette sérénité, c’était celle du don, de l’aveu.
Et cette "libération" modifie le cours de son œuvre ?
Après, elle se livre à une fragmentation de la parole. Elle a toujours dit "je suis un être troué". Maintenant tout le monde passe à travers ces trous. C’est une parole essentiellement ouverte, "jetée à travers la mer" comme elle le dit à la fin de L’amant. C’est une oeuvre jetée à travers le monde, et les formes s’éclatent, se délivrent, c’est une oeuvre en liberté, et en même temps, c’est une approche de l’essentiel. Une approche de la liberté, pour atteindre le silence. Dans C’est tout, son dernier livre, ce ne sont plus que des fragments de mots arrachés à son Alzheimer, et que Yann Andréa a ramassés. Ce sont des mots glanés jour après jour, dont la pauvreté finale est pathétique, et elle dit "je m’en vais avec les algues". Toute l’oeuvre, à partir de L’amant, est en dérive. Elle s’en va avec les algues.
Vous écrivez : "De retour en France, il n’y a rien à attendre du reste de la vie." Pourtant, vous reconnaissez que Yann Andréa a été l’élément déclencheur d’un autre souffle dans son écriture. Après cette période de silence, Yann, en apportant quelque chose de nouveau, ne lui a-t-il pas redonné le pouvoir d’écrire ?
J’ai toujours pensé que cette relation était comme une sorte de piège dans lequel elle-même s’est enfermée. Vous connaissez le début de l’histoire... Yann Andréa est étudiant à Caen, jeune agrégatif, passionné, fasciné comme tant d’étudiants par le personnage... Elle a toujours eu une cour extraordinaire, souvent des homosexuels, fascinés par son univers. Et ce jeune étudiant, justement homosexuel, lui écrit, et lui demande de la voir et la talonne. Marguerite Duras ne répond jamais aux lettres, elles sont jetées dans un coin ou dans une corbeille à papier. Et puis un jour, elle boit davantage encore, dans le désespoir absolu, dans le silence, dans la nuit, toute seule, abandonnée. Yann appelle et elle lui dit "Viens". Et il arrive et il ne quitte plus la maison de 81 à 96.
Ce qui est une attitude tout à fait banale, même si elle paraît romanesque, parce que Marguerite Duras, quand moi je suis arrivé, un certain mois d’octobre 1969, je ne la connaissais pas et je l’ai interviewée pour mon mémoire de maîtrise. Il était quatre heures de l’après-midi, à dix heures du soir, je lui ai dit "Madame, il faut que je vous laisse", elle m’a dit "Restez ici !". Et je suis resté. Donc, c’était une habitude, chez Marguerite Duras, si j’ose dire. Je ne veux pas du tout déprécier la relation qu’il y a eu entre eux, qui a été à sa manière une relation amoureuse, même si ça n’a pas été une relation physique d’amants hétérosexuels telle qu’on peut l’imaginer. Je crois qu’il y a eu la rencontre de deux solitudes, de deux désespoirs intérieurs.
Qu’est-ce qui était en jeu, dans cette relation ?
Duras, n’était pas un personnage ordinaire, c’était un monstre. C’est un personnage qui était dans la quête du savoir permanente. Et il y avait là un spécimen extrêmement intéressant à observer, à étudier, un secret, un secret qu’elle n’avait jamais réussi à débroussailler, et qui était le secret de l’homosexualité. Et Duras a toujours été cette femme qui voulait savoir, et voir, dans le sens de la voyante. On est dans une voyance, dans un discours pythique. Ce discours pythique, elle voulait l’éclairer le plus possible, s’y engager de plus en plus. Alors, bien sûr, l’aubaine était extraordinaire. Elle tombait sur un homme qui était à sa merci, et qu’elle castrait littéralement... Yann Andréa a toujours désiré écrire, mais il n’a jamais pu le faire car elle dévorait l’écriture.
Mais le piège dans lequel Yann Andréa s’est trouvé un beau matin s’est retourné contre Marguerite Duras aussi entre 93 et 96, parce que Yann Andréa a basculé. Dans cette liaison d’enfermement, ça ne pouvait que basculer.
Yann a eu cette attitude qui a été d’enfermer Marguerite Duras et de rejeter l’entourage, de façon qu’il n’y ait plus que cette solitude à deux qui ne pouvait finir que dans la tragédie. Il a fallu que j’intervienne, moi, en 95, pour forcer la porte, et dire "maintenant, ça suffit, j’entre et je vois Marguerite". Et Marguerite m’a dit "Viens, viens ! Je t’en supplie, viens me voir." Alors, tous les jeudi soir, je suis venu voir Marguerite jusqu’à sa mort. Et j’ai cassé quelque chose de l’enfermement. Mais c’est là que Yann Andréa l’a menée. Il faut quand même le dire.
Mais je pense que Yann a été comme un nouveau moteur de douleur, parce que Duras a cru qu’elle pouvait avoir une liaison amoureuse avec lui et elle a bien vu que c’était impossible. Il y a eu une nouvelle douleur, et cette nouvelle douleur a été créatrice.
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