Le 26 avril 2018
L’une des grandes réussites de Fassbinder, un mélodrame distancié, épuré et puissant.
- Réalisateur : Rainer Werner Fassbinder
- Acteurs : Barbara Valentin, Brigitte Mira, El Hedi ben Salem, Elma Karlowa
- Genre : Drame, Romance
- Nationalité : Allemand
- Editeur vidéo : Carlotta Films
- Durée : 1h33mn
- Box-office : 44 348 entrées France / 19 829 entrées P.P.
- Titre original : Angst essen Seele auf
- Date de sortie : 5 juin 1974
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Résumé : Dans un café fréquenté par des travailleurs immigrés, Emmi, veuve d’une soixantaine d’années, fait la connaissance d’Ali, un Marocain plus jeune qu’elle. Ali s’installe chez elle dès le lendemain, puis ils se marient. Les enfants d’Emmi, ses voisins, ses collègues, tous sont scandalisés par cette union. Le couple est mis à l’écart, mais va vite se révéler indispensable à la communauté...
Critique : Tous les autres s’appellent Ali retrouve le schéma d’un film de Sirk (que Fassbinder mettait très haut), Tout ce que le ciel permet : on se souvient que Jane Wyman y tombait amoureuse d’un jardinier, affrontant la réprobation générale, dont celle de ses enfants. Transposant la différence du couple (sociale ici, ethnique là), le cinéaste allemand reprend des motifs du mélodrame initial, mais il en fait une œuvre personnelle, sombre et politique.
- TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI © 1973 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2014 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.
Il serait vain de lister les points communs entre les deux films (l’accent mis sur la virilité, le rôle des miroirs, l’accueil inégal des deux « familles », entre autres), mais Fassbinder, en maniériste discret, travaille aussi des moments forts dus à Sirk : ainsi de la célèbre séquence de la télévision offerte à la mère, qui devient une destruction à coups de pieds. Bien que fidèle dans les grandes lignes à la trame matricielle, le métrage a sa propre densité, son propre style, son propre environnement aussi : le réalisateur privilégie les intérieurs (bar sinistre, appartement étroit) et quand la caméra s’aère, c’est pour montrer une ville sordide et grise. On sent vite que dans la vie d’Emmi, veuve depuis longtemps, femme de ménage sans joie, rien ne se passe. Et pourtant, Fassbinder ne déploie pas de fioritures : la première séquence est celle de la rencontre, qui commence sous les pires auspices, elle gênée dans son coin, lui la faisant danser pour relever un défi. Déjà le regard des autres, froid, préfigure ce que sera la désapprobation générale, que le cinéaste montre par un groupe figé (les clients, comme plus tard les serveurs). Cette danse, moment de bonheur fugace, reviendra vers la fin en manière d’écho, mais aussi d’espoir vite annihilé. C’est que nous sommes dans un mélodrame, c’est à dire dans une histoire assez manichéenne où les sentiments sont au premier plan. Presque rien ne compte d’autre que cette liaison et ses conséquences funestes.
- TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI © 1973 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2014 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.
Mais le film repose surtout sur la condamnation d’une société rigide et intolérante, que Fassbinder montre en maintes occasions : ce sont les ragots, les mises à l’écart, le refus de servir de l’épicier, comme une liste exhaustive des variations de ce racisme qu’on dit quotidien, fondé sur des préjugés largement soulignés (« ils » sont sales, avares, ne respectent rien, vivent à nos frais et violent nos femmes). Ce catalogue dispersé s’appuie sur la bonne conscience des bonnes gens : « on ne peut pas me reprocher de ne pas aimer les étrangers », dira même l’épicier. Puisque l’opinion est partagée, elle est juste et légitime. Ainsi est-on surpris de la mansuétude des policiers alertés par les voisines, mais il est vrai qu’ils ont « les cheveux longs ».
- TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI © 1973 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2014 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.
Pourtant le tableau ne se résume pas au racisme : le couple que forme la fille d’Emmi et sa « feignasse » de mari bat de l’aile également, entre insultes et menaces, et, quand Emmi semble enfin acceptée par les autres femmes de ménage, c’est pour mieux en isoler une autre, qui gagne moins. Car là encore, l’argent, dont on ne cesse de parler, fait sa loi.
- TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI © 1973 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2014 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.
Le film regorge d’idées visuelles : les sur-cadrages, les plans un peu trop longs sur un protagoniste isolé, le travelling qui dévoile le visage fermé des enfants découvrant le mariage de leur mère. Mais ces idées ne deviennent ni théoriques ni ornementales : elles sont l’expression même de la dureté d’une existence vouée au malheur. Pour autant, Fassbinder développe une esthétique qui ne doit rien au flamboyant : la grisaille domine ici, et même la diction retenue (on n’est pas très loin de Bresson) des acteurs met à distance les effets lacrymaux ; ce qui n’empêche évidemment pas l’émotion de survenir, comme par effraction, quand Emmi craque ou quand elle pleure sans fin à l’hôpital.
- TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI © 1973 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2014 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.
Pourtant, plus que le larmoiement, Tous les autres s’appellent Ali suscite l’indignation. Comme chez Sirk, on enrage devant l’étroitesse d’esprit des voisines ou des enfants ; mais on est aussi écœuré quand Ali rit d’une blague sur l’âge d’Emmi ou quand les amies d’Emmi palpent Ali sans retenue. Avec cette dernière séquence, magnifique, Fassbinder fait un lien direct entre racisme et frustration, entre dégoût et sexualité, et enregistre l’échec de ses personnages ni très beaux ni très jeunes, ordinaires, broyés par des conventions inaltérables. Pas grand chose à sauver de ce monde où être heureux est impossible et d’ailleurs, comme le dit un carton initial, « le bonheur n’est pas toujours très gai », comme un écho à la phrase qui clôt Le bonheur de Max Ophüls. Si rien n’est gai, le film, dans sa sobriété et sa rigueur, dépasse le cadre de la dénonciation pour s’élever vers les sommets du mélodrame, humain, si humain.
– Ce film est compris dans le prestigieux coffret Carlotta Rainer Werner Fassbinder, vol. 1, paru le 18 avril 2018.
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