Free jazz laborieux
Le 20 mai 2020
Pourquoi réunir autant de pointures pour accoucher d’une série aussi ennuyeuse qu’un solo de batterie de dix minutes, à destination d’un néophyte égaré dans un festival de free jazz ?
- Réalisateurs : Laïla Marrakchi - Alan Poul - Damien Chazelle - Houda Benyamina
- Acteurs : Leïla Bekhti, Benjamin Biolay, Tahar Rahim, Joanna Kulig, Amandla Stenberg, André Holland
- Nationalité : Américain
- : Netflix
- Durée : 8 épisodes de 53 à 70 minutes.
- VOD : NETFLIX
- Compositeurs : Glen Ballard, Randy Kerber
- Scénariste : Jack Thorne
- Genre : Drame, Musique
- Titre original : The Eddy
- Date de sortie : 8 mai 2020
- Plus d'informations : The Eddy
Résumé : Aux prises avec de dangereux criminels, le patron d’un club de jazz parisien s’efforce de protéger son affaire, son orchestre, et sa fille de 16 ans.
Critique : Oui, le marketing fait partie de la production. Ainsi, Stanley Kubrick avait le contrôle absolu sur ses films, y compris sur les affiches, comme en témoigne celle de The Shining annotée par le maître, tel un prof de dessin corrigeant son élève. Même si l’élève fut Saul Bass, génie artistique et créateur de génériques cultes. Généralement, le marketing arrive en fin de production, bien qu’il puisse orienter un casting ou un scénario. Kubrick n’y a pas échappé pour son dernier opus, Eyes Wide Shut. La Warner, qui avait l’habitude de lui faire un chèque en blanc, lui imposa pour la première fois la présence de stars.
Le marketing chez Netflix est bon, pas l’ombre d’un doute ! Pour preuve, les joyeux drilles de Twitter avec leurs messages, qui valent parfois leur pesant de cacahuètes et des milliers de likes instantanément. Cela dit, après avoir laborieusement fini les huit épisodes de The Eddy, nous nous sommes demandé si sur la plateforme ce n’était pas uniquement la charrue du marketing qui n’avait pas été accrochée avant les bœufs, lors de la genèse de cette série ?
Courant 2017. On imagine un player Netflix écoutant le pitch de Jack Thorne : « voilà John (on aurait dit que le player s’appelait John), imaginez un club de jazz à Paris. Plan d’un serveur à travers la foule compacte des clients : ça picole, ça swingue, section de cuivres, piano, batterie, une chanteuse au groove d’enfer, la salle est chaude ! Sauf Elliot, le boss calme, assis dans un coin. C’est un Afro-Américain, grand jazzman retiré du circuit. Son associé, un Franco-Marocain, lui cache de gros emmerdes. Elliot va plonger dans des trucs louches, on va comprendre son passé avec sa fille qui débarque de New York et… ». John, pensif, qui regardait le parking à travers les persiennes de son bureau, tel Griffin Mill dans le film de Robert Altman (*), se retourne brusquement : « Damien Chazelle ! ». Jack n’en croit pas ses oreilles. Netflix lui propose le réalisateur de Whiplash et La La Land, ce jeune génie franco-américain fondu de jazz et de Jacques Demy. « Malin, ce player ! », doit se dire Jack. John poursuit : « ça va être énorme Jack ! Pour le jazzman, que diriez-vous d’André Holland avec son faux air de Denzel Washington ? Et l’associé, tenez Tahar Rahim ! César du meilleur acteur pour Un prophète. Et puis, j’y pense aussi, écrivez un rôle pour Benjamin Biolay ; c’est un chanteur-acteur très connu en France, une gueule un peu à la Benicio Del Toro. Ça va être bon à la fois pour le marché US, France et Europe. Et tout ce beau monde, je veux le voir dès le pilote, ok, Jack ? Go ! »
- Bah, Jack doit être encore en train d’écrire la scène… »
- Copyright Netflix
Écririons-nous une mauvaise scène truffée de clichés ? On se pose un poil la question. Outre Damien Chazelle, Netflix s’offre donc Jack Thorne qui est loin d’être un novice, avec au compteur des séries anglaises couvertes de prix, une pièce de théâtre coécrite avec J. K. Rowling, Harry Potter et l’Enfant maudit, et une participation au scénario de l’épisode IX de Star Wars (non créditée, mais quand même). À ce début de casting assez lourd, Netflix ajoute Leïla Bekhti (César du meilleur espoir féminin pour Tout ce qui brille), Amandla Stenberg (Hunger Games) et de vrais musiciens qui vont former un groupe managé par ce mystérieux jazzman, Elliot. Et pour la musique, si on demandait à Glen Ballard et Randy Kerber de composer une bande-son originale ? Avec ces requins de studios qui ont produit Michael Jackson, Whitney Houston, Rod Stewart, Al Jarreau, Ray Charles, Neil Diamond, Donna Summer, George Benson, Diana Ross, Frank Sinatra ou Elton John, pas de doute, The Eddy, ça va être du lourd ! Pas à tortiller, la série ultra attendue : Damien Chazelle chez Netflix, après les frères Coen ou Scorsese, attention, hé, ça ne rigole plus !
Sauf que : quel est intérêt d’aligner autant de talents pour aboutir à une série aussi ennuyeuse qu’un solo de batterie de dix minutes, écouté par un néophyte assistant à un festival de free jazz ?
Alors oui, Damien Chazelle réalise les deux premiers épisodes. Son amour du jazz transpire, tout comme sa culture du cinéma français, de Demy et la Nouvelle Vague. Avec une mise en scène caméra épaule, lumière naturelle, image à fort grain, et une pointe d’improvisation façon Lelouch. Comme un jazzman justement. Sauf que l’impro, alpha et omega du jazz, elle repose obligatoirement sur de solides accords et grilles de base. Pour une série, ces accords sont a minima un arc narratif, des intrigues et personnages secondaires qui apportent chair et consistance, pour tenir sur plusieurs épisodes. C’est même une astuce du manuel du show runner : axer chaque épisode sur un personnage et prendre même son prénom en titre. Sauf qu’ici, les épisodes Elliot, Julie, Amira, Jude, Maja, Sim, Katarina et enfin The Eddy n’apportent dans le meilleur des cas pas grand-chose au récit, voire sont presque hors sujet. Jack Thorne aurait-il alors pris le chèque Netflix, puis procrastiné sur le scénario et oublié de superviser le boulot des co-auteurs ? À la vision des épisodes avançant de plus en plus laborieusement, on a plus qu’un doute.
- Bah, Jack a écrit que je dois être torturé… »
- Copyright Netflix
The Eddy la joue également « road movie » dans Paris, mais sans Champs-Élysées, ni tour Eiffel et autres cartes postales. On évolue entre le 13e, des pavillons à Montreuil et cités HLM à Bobigny. Sauf que ce « pseudo-réalisme » ne cache pas les vraies errances narratives. On ne sait plus trop où l’on va, comme ce pauvre Elliot. Une destination aussi floue dans la forme que le fond. Pourquoi avoir demandé à Damien Chazelle de réaliser les premiers épisodes, avec sa touche particulière servant en principe de charte de réalisation, pour la faire voler en éclats ? Les épisodes suivants sont un festival de lumières, qualités de point, cadrages et découpages propres aux différents réalisateurs. Dans l’absolu, cela pourrait passer, être même au service du récit. Sauf que l’intrigue ne cesse de se déliter. Les récits des uns et des autres, les épisodes de chaque personnage, nous entraînent dans des magouilles incompréhensibles de drogues et fausses monnaies (oui, on spoile un peu, désolé), les tourments psychologiques de X ou Y et surtout ceux d’Elliot, dont on ne comprend pas grand-chose ; sa vie, son passé, ses relations, tout cela reste vaguement suggéré. Laisser des zones d’ombre peut aussi servir une narration, et faire flotter notre imagination. Hélas, dans The Eddy, c’est tellement inconsistant que cela en devient obscur. Une obscurité qui conduit les comédiens à jouer à tâtons, alterner entre français et anglais péniblement baragouinés, hésiter dans d’évidentes improvisations, ou, pis, être en service minimum.
Enfin, et c’est le plus rageant, si la lumière apparaît dans les premiers épisodes avec ses séquences musicales festives et entraînantes (merci Damien Chazelle !), celles-ci, pourtant nombreuses, et qui pouvaient servir de respiration, deviennent hélas musicalement répétitives et elles aussi ennuyeuses, au fil des épisodes.
Comment avec un tel « casting » à l’écriture, à la réalisation, à la distribution et à la production musicale, The Eddy a-t-il pu virer à cet « accident industriel », comme aurait dit en son temps le patron d’une première chaîne de télévision en France ? Sincèrement, nous en sommes profondément navrés. Et de nous demander si Damien Chazelle, après avoir réalisé les premiers épisodes, sentant venir le naufrage, n’aurait pas discrètement quitté le navire pour retourner à la préparation de Babylon, son prochain film, à Hollywood au temps du muet, avec Emma Stone et Brad Pitt, selon les derniers potins. Seul un player chez Netflix, qui a manifestement trop pensé marketing et pas assez création, détient la réponse.
(*) The Player (1992) à voir (ou revoir) pour son vertigineux plan-séquence d’ouverture de huit minutes, où précisément des scénaristes n’ont qu’une ou deux minutes pour convaincre Griffin Mill, un player qui pense à mille autres choses en même temps. Un des films se fera, mais pas vraiment comme il lui a été pitché. Foutu marketing…
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ceciloule 20 mai 2020
The Eddy - la critique de la série
Je n’ai pas réussi à aller au bout... casting 5 étoiles, c’est sûr, jolie BO (dans les 2 premiers épisodes, je ne saurais dire pour le reste) mais quel scénario embrouillé et quel glauque ! Un gâchis, en effet.