Le 23 mai 2006
Rencontre avec une figure emblématique de la contestation anti-apartheid et l’un des écrivains majeurs de sa génération.
Figure emblématique de la contestation anti-apartheid, André Brink est aussi l’un des écrivains majeurs de sa génération, et parmi les meilleurs peintres du destin complexe de l’Afrique du Sud. Rencontre à l’occasion de la parution de L’amour et l’oubli et de L’insecte missionnaire.
Après vous être fait pendant longtemps l’écho de la situation de votre pays, dans L’amour et l’oubli, vous ouvrez le roman au reste du monde, à travers les images d’Irak qui hantent Chris, et les reportages de son ami photographe. Est-ce que le moment est venu pour la littérature sud-africaine d’étendre son champ de réflexion ?
Je crois que c’est quelque chose qui est en train de se faire. Pendant les années d’apartheid, bien entendu, la littérature sud-africaine a surtout insisté sur la situation locale. Non seulement en ce qui concernait la thématique, mais aussi pour la consommation de cette littérature. On s’adressait à un public d’abord sud-africain. Depuis pas mal de temps, avant même les changements politiques et sociaux, on a constaté de plus en plus d’intérêt pour aller un peu plus loin ; plus loin dans le passé pour explorer les racines de la situation mais aussi plus loin à l’extérieur du pays pour viser certains publics. C’était une forme d’ouverture et même de libération.
Pensez-vous encore, comme vous l’écriviez par exemple dans Retour au Luxembourg, en 1982, que la littérature peut avoir un rôle révolutionnaire ?
C’est possible. Je n’aime pas penser selon les règles d’un jeu purement politique, c’est-à-dire : la littérature doit faire cela. C’est une question à laquelle chaque auteur doit se confronter, suivant ses propres inclinations, vers la réalisation de ses propres possibilités. Au fond, il s’agit d’essayer d’arriver, non pas seulement à la compréhension, mais à la compréhension du sens de ce qui se passe. Je me sers toujours d’un titre de James Bond : On ne vit que deux fois. La première fois quand quelque chose se passe dans la réalité, la deuxième fois quand on retourne sur ses pas pour essayer de comprendre. C’est surtout là pour moi que sont les possibilités les plus profondes du travail de l’écrivain.
En dotant Chris Minaar de certains aspects de votre vie publique, ne craignez-vous pas de créer une confusion entre ce personnage et vous-même ?
C’est bien possible, j’en suis très conscient mais en même temps, j’ai fait en sorte qu’il y ait pas mal de différence entre moi-même et le personnage à l’intérieur de ce roman pour ne pas faire cette confusion. Bien sûr il y a des correspondances, et ce sont des correspondances qui me sont importantes, parce que c’est intéressant de les explorer. Mais Chris est tellement différent de moi. Je ne suis pas impressionné, pour commencer, par sa carrière de séducteur. Je crois que jusqu’à la fin du livre, il n’a pas la moindre idée de ce que c’est, au fond, la relation entre hommes et femmes. Pour lui, ça reste une préoccupation très machiste, très mâle. Il insiste tout le temps sur les différences entre lui et Don Juan, mais lui aussi ne fait que la collection des femmes. Il ne se fait pas de soucis, vraiment, à l’égard des besoins humains des femmes. Je le lui reproche à beaucoup d’égard.
Même à la fin de son parcours ?
Je crois que vers la fin, quand même, il a commencé à voir sa situation un peu plus profondément. Mais il lui a quand même fallu longtemps pour y arriver parce qu’il a presque quatre-vingts ans ! Il aurait pu commencer à voir la lumière plus tôt que ça... En ce qui concerne la structure romanesque, je crois qu’il y a une grande différence entre lui et moi à partir du fait qu’il a dix ans de plus que moi. A chaque tournant dans sa vie et dans la vie récente du pays, il avait ces dix ans de plus. Disons qu’en 48, l’année où le parti nationaliste est arrivé au pouvoir, où l’apartheid est installé comme idéologie, comme système, il avait vingt-trois ans. Je n’en avais que treize, et un garçon de treize ans a une façon complètement différente de voir le monde, de vivre le monde, qu’un jeune homme de vingt-trois ans. Ces différences sur le plan de la compréhension, de l’interprétation, s’imposent à chaque moment de la fiction, ce qui veut dire que je n’ai pas de souci quant aux correspondances entre lui et moi. Mais il m’était intéressant de me servir de quelques souvenirs de ma propre vie. Avec ce gouffre qui existe entre lui et moi, je pouvais le voir plus clairement comme personnage. Non pas comme une extension, comme un alter ego. Il peut devenir pour moi, quelqu’un d’assez différent. Chaque tournant de sa vie à lui coïncide avec un moment dans l’histoire moderne de l’Afrique du Sud, à chacun de ces tournants se trouve une femme qui lui était importante. Parfois des femmes réelles, parfois des femmes inventées.
Vous mêlez les niveaux de fiction, en lui faisant également rencontrer et aimer des femmes empruntées à l’œuvre d’autres écrivains, comme la Natassia Filipovna de Dostoïevski, ou encore venues de vos propres romans, comme la Nicolette de L’ambassadeur [1] ou l’Andréa du Mur de la peste [2]...
Pour moi c’était un jeu intéressant, parce que ça apporte d’autres visions des niveaux de fiction et de réalité. Ça joue avec ce qu’est la fiction. Qu’est-ce que j’ai fabriqué, qu’est-ce qui est inventé ?
Dans quelle mesure toutes ces femmes sont-elles métaphoriques ?
Ce sont, j’espère, des femmes plus ou moins individualisées, mais bien sûr toujours vues à travers le regard que Chris porte sur le monde, des idées qu’il a de la femme, de l’humanité et de l’Histoire. Donc ce qu’il voit, c’est toujours déjà une réalité interprétée. Mais en même temps, elles représentent certaines vertus, certaines expériences, certaines possibilités de la vie humaine. Dans ce sens, elles sont métaphoriques, symboliques.
On retrouve dans L’amour et l’oubli certaines courtes scènes présentes dans d’autres de vos romans. Pourquoi ce jeu avec l’idée de répétition ?
Autrefois, j’avais quelques soucis à cet égard. Parfois j’étais choqué de voir que je me répétais. Mais - c’est peut-être une consolation fabriquée - quand on regarde la musique de Mozart dont je suis passionné, il y a toujours des thèmes qui resurgissent, des répétitions, des variations, et tout cela constitue une sorte de texture dans sa musique, et les répétitions deviennent d’une importance très grande. Je crois que pour moi c’est quelque chose comme ça aussi. On peut faire la comparaison de tous les instants où un même genre de personnage ou un même épisode s’annonce, et on peut l’interpréter. Je ne sais pas exactement comment, mais je crois que c’est possible.
Contrairement à vous, Chris est resté des années sans écrire, il a l’angoisse de la page blanche. Est-ce une chose qui pourrait vous faire peur ?
Non, je ne crois pas. Je sais qu’il y a tant de choses qui me restent à faire, que je pourrais explorer. Il y a tant d’aventures de toutes sortes, mentales, spirituelles, morales, qui restent à être interrogées, vécues, qu’au fond, je n’ai pas peur.
Propos recueillis à Paris, le 3 mai 2006
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