Intrigues au Palatin
Le 5 septembre 2011
Plus de quarante ans après son tournage durant l’été 1969, le cinquième film des Straub continue de bousculer nos habitudes de spectateurs et nous fait voir la lumière de Rome et entendre la langue de Corneille comme si c’était la première fois.
- Réalisateurs : Danièle Huillet - Jean-Marie Straub
- Acteurs : Marilù Marini, Jean-Marie Straub, Jean-Claude Biette, Adriano Aprà, Olimpia Carlisi, Anne Brumagne, Anthony Pensabene
- Genre : Historique, Expérimental, Péplum, Politique, Théâtre
- Nationalité : Français, Allemand, Italien
- Editeur vidéo : Éditions Montparnasse
- Plus d'informations : http://www.editionsmontparnasse.fr/...
- Festival : Festival de Cannes 1970
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– Titre intégral : Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour (Othon)
– Durée : 1h28mn (cinéma)
– Durée : 1h25mn (DVD)
L’argument : La pièce de Corneille (1664) retrace la fin du court règne de Galba, nouvel empereur romain mais vieillard faible, entièrement sous la coupe de ses trois favoris Lacus, Martian et Vinius. Othon comptait épouser Plautine, la fille de Vinius, parce qu’il l’aime mais surtout pour tenter d’échapper aux menaces des autres favoris. Mais Vinius l’enjoint à briguer plutôt la main de la fille de Galba, Camille, pour devenir le successeur de l’empire. Il s’exécute, mais les manœuvres de lacus et Martian poussent Galba à choisir Pison comme successeur et mari pour sa fille. C’est finalement le concours de l’armée rebellée contre l’empereur qui permet à Othon, toujours sous l’impulsion de Vinius, de renverser Galba et prendre le pouvoir.
Critique : Après un lent et superbe panoramique sur Rome vue du haut du mont Palatin s’arrêtant sur une crevasse ayant servi de cachette d’armes aux résistants pendant la Deuxième Guerre mondiale, le spectateur d’Othon sera sans doute étonné d’entendre un texte français du dix-septième siècle rendu exotique et d’abord, croit-on, presque inintelligible, par le débit précipité d’Adriano Aprà (dans le rôle titre) ou l’accent anglais d’Anthony Pensabene (Vinius), l’effet d’étrangeté, indéniable, se doublant par moments d’un léger côté grotesque pas du tout involontaire. Straub lui-même parlait au sujet du film d’Ubu-Empereur, Ubu-Consul, Ubu-Sénateur, Ubu-Préfet, Ubu-affranchi, etc. dans un entretien aux Cahiers du Cinéma (N°224, octobre 1970) que nous nous autoriserons à citer à plusieurs reprises.
Passé la stupeur initiale, voire la tentation du rejet, on sera surtout surpris de constater que cet éloignement du texte causé par les prononciations d’acteurs en majorité non francophones et sa scansion strictement respectueuse de la métrique (résultat d’un travail de trois mois de répétitions) ne retire rien à son intelligibilité et même la renforce et que l’effet science-fiction (Straub dixit) produit par l’apparente incongruité des costumes antiques et de la circulation automobile vue (et entendue) en contrebas agit non pas comme une gêne mais un stimulant qui aiguise notre attention.
Roland Barthes écrivait : pour rapprocher Racine, éloignons-le, et Straub-Huillet font ici de même avec une des toutes dernières pièces de Corneille, réputée, à tort, compliquée et obscure, dont ils révèlent la dialectique, l’ironie (Straub toujours), la force poétique et politique (un film sur la décadence de l’empire romain, système ayant décrété sa propre ruine, comme le capitalisme.)
Faisant référence à son film précédent (Der Bräutigam...) où il avait réduit une pièce de Ferdinand Bruckner à dix minutes, Straub déclarait (dans l’entretien cité) : « j’avais besoin d’un texte qui me résistât, au tissu aussi serré que la musique de Bach. »
Cette notion de résistance qui est au cœur de toute l’œuvre des Straub les amène à multiplier les obstacles pour arriver à ce qu’il faut bien appeler une simplicité déconcertante qui conduit à une véritable impression de première fois ou, si on veut être un peu mystique, de révélation, comme si on n’avait jamais entendu la langue française ou jamais vu le passage d’un nuage sur un visage, un pan de mur ocre, un paysage ensoleillé.
Exigeant du spectateur « une intelligence sans une seconde de défaillance, tout en laissant le maximum de liberté à son imagination » (ibid.), les Straub évitent soigneusement tout ce qui, dans le tout-venant du cinéma, vise à créer une impression de continuité (comme les raccords dans l’axe) : les cadrages fragmentent l’espace pour mieux en faire sentir l’unité, les champs-contrechamps sont brutaux jusqu’à créer une sensation d’’écartèlement, les mouvements de caméra, nombreux et parfois acrobatiques, sont d’une précision millimétrique et, utilisant des focales fixes, refusent les facilités du zoom, même lorsqu’on accompagne pendant deux minutes Marcian-Biette et Lacus-Straub (alias Jubarite Semaran) cadrés de dos pendant qu’ils devisent en marchant.
Tout cela est net, tranchant même, alliant l’arbitraire à la nécessité, et, en captant « air, bruit, vent, changements de lumière et de couleurs » nous confronte à des « blocs de pur présent condensé accepté(s) comme tel(s). » (ibid.)
Comme le disait Straub : « tant pis pour les autres spectateurs ; les films qui prétendent leur mâcher la besogne ne leur servent quand même de rien : ils se retrouvent tout aussi désarmés dans la vie à la première occasion. »
Mais quelle aventure de l’esprit et des sens pour ceux qui, acceptant de passer outre les conditionnements causés par la soupe audiovisuelle dont on nous abreuve, seront captivés par les développements et retournements de cette passionnante intrigue politico-policière et prendront de plein fouet les mots de flamme que Corneille met dans la bouche de la fière Camille (l’irrésistible Olimpia Carlisi).
Le DVD
Le volume 6 de l’indispensable intégrale Danièle Huillet et Jean-Marie Straub publiée par les Editions Montparnasse dans la collection Le geste cinématographique sera disponible à partir du 6 septembre 2011. Sept autres films accompagnent Othon dans ce programme passionnant.
Les suppléments
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Conformément au principe à l’œuvre dans toute cette admirable série, l’élégant coffret rouge est illustré de quelques superbes photos de tournage et propose une page de texte (un extrait d’un entretien avec des spectateurs après une projection d’Othon) mais ne comporte pas de suppléments audiovisuels à proprement parler, ceux-ci ayant fait l’objet d’un coffret entier (le N°5).
Il faudra se contenter des cinq heures et quart de films, à voir et à revoir, et chercher ailleurs plus d’informations, par exemple dans les Écrits annoncés pour janvier 2012 aux éditions Independencia.
le programme comprend donc, outre Othon :
– Der Bräutigam, die Schauspielerin und der Zuhälter - Le fiancé, la comédienne et le maquereau (1968) un concentré Straubien de 23 minutes tourné à Munich en 1968 avec la troupe de l’Antitheater (Fassbinder, Schygulla...) et associant Bach, Ferdinand Bruckner et Jean de la Croix à une atmosphère de film noir.
– Corneille Brecht ou Rome l’unique objet de mon ressentiment (2009) où l’on retrouvera un passage d’Othon, mais aussi Horace et Le procès de Lucullus.
– Le magnifique long-métrage de deux heures Operai contadini - Ouvriers paysans (2000) d’après Les femmes de Messine d’Elio Vittorini, sur lequel nous reviendrons ultérieurement.
– Itinéraire de Jean Bricard ((2007)
– O somma Luce (2009)
– Europa 2005 27 octobre (cinétract) (2006)
– Joachim Gatti (2009)
Image
Pour Othon, en dépit de quelques points blancs subsistant ça et là, la copie est fort belle, pas trop ostensiblement restaurée justement, mais restituant admirablement la changeante lumière romaine captée par Renato Berta. Report et compression sont d’excellente qualité. Il en va de même pour tous les autres films du coffret. On sera particulièrement sensible au magnifique noir et blanc de la séquence d’ouverture du Fiancé... avec les reflets des néons sur les voitures dans la nuit munichoise.
Son
Le formidable travail de Louis Hochet, en mono évidemment (un credo absolu des Straub) fait entendre, dans Othon, les rafales de vent du mont Palatin, les bruits de circulation ou celui de la fontaine dans la villa Doria Pamphili sans jamais nuire à l’intelligibilité du texte.
Dans tous les films du coffret, le report est d’excellente qualité et aucun souffle notable (si ce n’est celui, voulu, du disque Bach au début du Fiancé...) ne vient gêner cette perception atmosphérique qui constitue l’un des axes principaux de l’esthétique straubienne.
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