Paysage ouvert
Le 11 août 2012
De Barrès à Kafka en passant par Pavese, du 35 mm à la video, ce programme de courts-métrages de Jean-Marie Straub est comme un concentré d’une œuvre étonnamment variée où la rigueur, jamais prise en défaut, est la condition même d’une totale liberté. Un indispensable volume réunissant les écrits de Straub & Huillet ainsi qu’une importante manifestation grenobloise accompagnent la sortie en salles de ces films.
- Réalisateurs : Danièle Huillet - Jean-Marie Straub - Jean-Claude Rousseau
- Acteur : Jean-Marie Straub
- Genre : Court métrage, Expérimental
- Durée : 1h10mn
- Date de sortie : 8 février 2012
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Durées des films :
– Lothringen !
: 22 mn
– Un Héritier
: 20 mn
– L’Inconsolable : 15 mn
– Schakale und Araber : 11 mn
L’argument : Quatre films, trois écrivains. Maurice Barrès, Cesare Pavese, Franz Kafka. Un nationaliste français, un communiste italien, un juif tchèque de langue allemande. Les rassembler aujourd’hui, c’est affirmer qu’au-delà de ces identités réductrices, ces trois hommes, chacun dans son ton et à sa manière, ont vécu et médité l’Histoire de l’Europe moderne - ses aspirations, ses origines, sa catastrophe. Faire des films à partir de leurs écrits, c’est poser aujourd’hui, entre autres questions, celle de l’identité. Question urgente, qu’on aurait tort de refouler, quand d’autres la brandissent comme un slogan au service de politiques policières et xénophobes. Ces quatre films parlent de conflits et blessures. Blessures et conflits qui font les hommes et les peuples. Qui ne fondent aucune identité figée, mais au contraire ne cessent de l’inquiéter, d’y substituer un questionnement de la provenance et de la destination.
– Lothringen !, Un Héritier, Schakale und Araber : on ne comprend rien aux peuples et aux territoires, ici et ailleurs, si on oublie les conflits qui ont scandé leur histoire, qui déterminent leurs rapports.
– L’Inconsolable : on ne sait pas ce qu’est un homme, un homme ne sait pas qui il est tant qu’il n’a pas trouvé sa blessure, qu’il n’est pas descendu dans son obscurité intérieure. Le cinéma est lumière, celui de Jean-Marie Straub plus que tout autre. Mais une lumière qui se souvient de l’ombre - qui vient de l’ombre, par-dessous. Les rayons du soleil, à la fin de L’Inconsolable touchent le front d’un homme qui revient de loin - du cœur des ténèbres.
Voici quatre courts-métrages de Jean-Marie Straub réunis.
Critique : Après les Trois films de Jean-Marie Straub et O somma luce, ce nouveau programme de films courts semble confirmer que, Danièle Huillet n’étant plus là, Jean-Marie Straub ait renoncé, pour un temps du moins, aux projets de grande envergure à la Amerika – Rapports de classes (1984) nécessitant une longue préparation ainsi qu’une logistique et un budget conséquents.
Ce choix de la forme brève et, désormais, de la vidéo, n’implique évidemment aucun renoncement sur ce qui fait l’essentiel du geste cinématographique straubien. Ces choix sont en tous cas assumés et le spectateur mettra quelques instants à se remettre du choc causé par la déperdition flagrante de qualité visuelle entre le somptueux 35 mm du film d’ouverture, Lothringen, et la vidéo des films suivants.
- Emmanuelle Straub - Lothringen !
Dans le film de 1994, les amples panoramiques sur la vallée de la Moselle aux environs de Metz célèbrent la beauté du monde et les extraits du roman de Barrès Colette Baudoche, exaltant la notion de résistance si chère à Straub, rendent plus aigüe, presque douloureuse notre perception de cette beauté. Ce texte farouchement nationaliste et revanchard, évocation du sort de la Lorraine après la défaite de 1870, ne va pas de soi, il ne passe pas tout seul : il faut surmonter l’obstacle de nos a priori pour l’entendre. Cette tension anime Lothringen, film contemplatif et tranchant rythmé de deux plans d’action à l’efficacité dramatique imparable, où Emmanuelle Strauss (Colette) s’adresse, de dos puis de face, à un interlocuteur invisible (le médecin allemand qui a demandé sa main) occupant la place du spectateur.
Tourné au pied du mont Saint Odile, Un Héritier nous fait entendre un autre texte de Barrès, extrait de Au service de l’Allemagne (1903), récit d’un médecin de campagne dans l’Alsace annexée. Ici aussi la violence des mots contraste avec la paisible atmosphère estivale et le ton de conversation amicale d’une promenade sur un chemin de forêt au pied su mont Sainte-Odile, la caméra suivant les deux interlocuteurs filmés de dos (dont Straub lui-même, alias Jubarite Semaran, pseudo déjà utilisé dans Othon), d’une pause à la terrasse d’un café ou d’une lecture face à la caméra. La simplicité et l’évidence de la mise en scène donnent presque une impression d’improvisation, en tout cas de légèreté bien éloignée de la soit-disant rigidité qu’on associe souvent à ce cinéma.
- L’héritier - Jubarite Semaran (J.-M. Straub) - Joseph Rottner
Ouvrant le deuxième volet du programme*, L’inconsolable, variation désabusée sur le mythe d’Orphée, poursuit l’exploration des Dialoghi con Leucò entamée en 1978 avec De la nuée à la résistance et complétée en plusieurs étapes dans les dernières années, toujours avec les acteurs du Théâtre de Buti en Toscane.
- Andrea Bacci, Giovanna Daddi - L’inconsolable
On retrouve ici le Straub musicien de la langue, sa manière bien particulière de scander le texte, de le faire respirer, de donner vie et sens aux phrases, comme l’expliquait un intervenant lors de l’avant-première à la Cinémathèque le 8 janvier, d’« y pénétrer comme dans un paysage mystérieux et permettre à l’acteur de révéler la vision qui s’est ouverte en grand devant lui ».
Enfin, c’est avec Kafka et le versant comique, voire carrément burlesque, du cinéma de Straub que renoue de manière éclatante Schakale und Araber (nouvelle de 1917).
Après l’écran aveuglément blanc de l’introduction faisant entendre les Kafka Fragmente de György Kurtág (Wiederum, wiederum,...) le dialogue entre le voyageur venu du nord et le chacal est traité en un champ-contrechamp aux coupes sèches, l’Européen n’étant qu’une voix (celle de Straub, sur fond noir) avant que n’apparaisse, tel le diable sortant de la boite, l’Arabe dont Giorgio Passeronne, chantant littéralement son texte, fait une figure de pantomime.
L’effet de surprise est garanti et le film se garde bien de résoudre l’énigme de ce texte déroutant. Mais c’est un spectateur en éveil qui quittera la salle à l’issue de ces soixante dix minutes vivifiantes.
- L’inconsolable - Straub
Signalons aussi que la Cinémathèque, l’école supérieure d’art et design et le Musée de Grenoble proposent du 9 février au 23 mars 2012 un cycle de films, une exposition et une journée de rencontres sous le titre Straub & Huillet, cinéastes européens et que Independencia Editions publie les indispensables Écrits de Straub et Huillet, réunis et présentés par Philippe Lafosse et Cyril Neyrat.
- Jean-Marie Straub et Danièle Huillet - écrits - independencia éditions 2012
D’un long compte rendu sur le quinzième Festival de Venise de 1954 à Trois messages à la Mostra di Venezia n° 63 (où un Prix spécial pour l’innovation du langage cinématographique était attribué à J.-M. S. & D. H.) en passant par Clouzot flétrit le spectateur, Hitchcock exalte le public (« D’un côté, on flétrit le spectateur en prétendant lui offrir un miroir de la réalité quotidienne avilie ; de l’autre, on exalte le public en le faisant participer au miracle d’une réalité transfigurée »), mais aussi Qui est Nicholas Ray ?, Le doublage est un assassinat , Ne pas « jouer », réciter, ou Othon Introduction à la présentation télévisée, et même un Autoportrait (« on m’a donné le nom d’un des premiers objecteurs de conscience (Jean-Marie Vianney, curé d’Ars »), précisément l’année de l’avènement au pouvoir d’Hitler…), ces textes sont partie intégrante de l’œuvre de Straub et Huillet, qu’ils soient « critiques de films, réponses à des revues, hommages à des cinéastes vivants ou disparus, coups de gueule politiques, présentations de leurs propres films, prises de position esthétiques qui définissent leur pratique ».
Ils sont accompagnés d’un superbe Portfolio de photographies issues de la collection de Renato Berta et commentées par lui-même, ainsi que d’un passionnant Atelier reproduisant des documents de travail commentés par Jean-Marie Straub : schémas de repérages pour La Mort d’Empédocle, scénario annoté d’Ouvriers, paysans, plan de tournage d’Une visite au Louvre...
La bibliographie straubienne est déjà riche et abondante, mais cette publication bienvenue la complète utilement.
*Le film de Jean-Claude Rousseau "Dernier soupir", choisi par Straub, fait office de très bref intermède : deux minutes à peine de battement d’une fenêtre buttant sur une lampe qu’elle manque de renverser et le contrechamp d’un mur de feuillage dans l’embrasure. Un haïku. Rappelons que Straub a contribué à faire connaître l’œuvre de Rousseau en faisant autrefois programmer "La vallée close" (1995).
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