À l’écoute, les yeux ouverts
Le 20 novembre 2022
Dans son prosaïsme rigoureux le Bach-Film des Straub, manifeste anti-romantique, réinvente le cinéma à chaque plan et rejoint tout naturellement Dreyer, Murnau et Mizoguchi.
- Réalisateurs : Danièle Huillet - Jean-Marie Straub
- Acteurs : Gustav Leonhardt, Christiane Lang-Drewanz, Nikolaus Harnoncourt, Bob van Asperen, Wolfgang Schöne
- Genre : Biopic, Historique, Musical, Expérimental, Noir et blanc
- Nationalité : Allemand, Italien
- Editeur vidéo : Éditions Montparnasse
- Durée : 1h32mn
- Titre original : Chronik der Anna Magdalena Bach
- Date de sortie : 6 novembre 1968
- Festival : Festival de Berlin 1968
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Résumé : Anna Magdalena, épouse de Jean Sébastien Bach, livre le récit des menus faits qui ponctuent l’existence du couple, jusqu’à la mort du compositeur en 1750. À l’intérieur de cette chronique s’intercalent de longs moments d’exécution musicale, qui ont lieu à l’église où le compositeur travaille, chez les gentilshommes par qui il est employé, à la maison, et viennent interrompre la narration. Les musiciens et les chanteurs sont filmés à l’œuvre, comme un document d’époque, à l’instar des véritables documents et des lettres officielles qui défilent à l’écran comme autant de témoignages de la vie de Bach. A l’inverse de l’usage, c’est la musique qui est au centre, et l’image qui l’accompagne. La musique n’est pas seulement le sujet du film, mais la matière dont il est fait, tandis que l’image a seulement une fonction d’illustration.
Critique : Dans l’entretien avec Enno Patalas, publié dans Filmkritik en 1966 et qui fut déterminant pour permettre enfin le montage financier d’un projet dont Jean-Marie Straub a toujours daté précisément la naissance en novembre 1954, le cinéaste, pour définir ce que sera le Bachfilm cite, à titre de contre-exemple, un commentaire lu à propos du film Friedemann Bach* (1941) de Traugott Müller, exemple parfait de célébration mystico-romantique de la figure surhumaine de l’Artiste (avec un grand A) : « Sa musique et celle de son père donnent au film une abondance de sommets musicaux impressionnants ». Et Straub de commenter : « Ma plus grande crainte … c’était justement que la musique ne créât des sommets dans le film : elle doit demeurer sur le même plan que le reste. »
- © Éditions Montparnasse
En utilisant « la musique, ni comme accompagnement, ni non plus comme commentaire, mais comme une matière esthétique » (Straub dixit) Chronik der Anna Magdalena Bach est donc un manifeste anti-romantique qui s’inscrit dans le mouvement, initié dans les années 50 par les Leonhardt et Harnoncourt, de redécouverte de la musique dite baroque jouée sur instruments d’époque et rendue à ses justes dimensions, débarrassée de l’emphase, de la fausse profondeur dix-neuvième siècle. Il situe le musicien (Bach) dans un contexte bien précis, le montrant confronté à des soucis familiaux et professionnels en présentant des documents (lettres, contrats, partitions) lus ou montrés à l’écran, ou en reconstituant, avec un souci d’exactitude scrupuleuse des événements attestés, sans chercher à provoquer l’illusion du naturel ou à faire oublier que ce sont des musiciens de 1967 que la caméra enregistre dans un esprit documentaire.
Le souci d’inscrire l’exécution musicale dans l’espace et le temps conduit au refus de tout rattrapage par le biais du montage : tous les morceaux, même le chœur initial de la Matthäus-Passion (7 min 24 ici), sont interprétés in extenso en une seule prise qui correspond à un plan, ce qui entraîne bien sûr la contrainte de recommencer au début à la moindre erreur et surtout de trouver à chaque fois la solution de cadrage adéquate.
- © Éditions Montparnasse
Ce qui semble a priori un carcan austère s’avère un tremplin des plus stimulants, Straub semblant réinventer le cinéma à chaque plan comme si c’était une première fois, et trouvant immanquablement l’architecture visuelle, à la fois complexe et saisissante d’évidence, qui répond à l’architecture à la fois savante et simple des œuvres de Bach. Filmant souvent face à de grandes fenêtres qui donnent au noir et blanc une luminosité extraordinaire mais jamais aveuglante, organisant des compositions en profondeur avec des personnages en amorce, surprenant plus d’une fois par des mouvements de caméra (l’avancée le long de la tribune, l’échappée vers l’opulent plafond de l’opéra), il suscite chez le spectateur un état d’attente émerveillée, joyeuse mais pas fébrile (il ne s’agit pas, dit-il encore, de faire monter la température).
- © Éditions Montparnasse
Bien qu’il refuse les artifices habituels de la dramatisation, le film n’est pas avare en accidents, en effets de surprise (le ténor, assis, de dos au premier plan, en amorce, qui se lève soudain, se retourne pour attaquer sa partie) et la partie consacrée au conflit avec le recteur, en plans très brefs, est d’une violence sèche qui laisse pantois : Bach faisant irruption dans le cadre, interrompant la musique et agrippant le préfet Krause par le bras pour le tirer hors du champ sans ménagement (weg !) ou, dans le réfectoire, coupant la parole à Knittel et le chassant (Raus !).
Mais s’il sait être cinglant, Chronik der Anna Magdalena Bach est né aussi, selon Straub, de « l’envie de montrer une histoire d’amour, telle qu’on n’en connaît pas encore. Une femme parle de son mari, qu’elle a aimé, jusqu’à sa mort. Là est d’abord l’histoire ».
- © Éditions Montparnasse
Une émotion qui ne semble jamais forcée naît à la vue d’un ciel parcouru de nuages au dessus des frondaisons sur Wann kommst du mein Heil ? ; au visage pensif d’Anna Magdalena écoutant, la tête appuyée contre un meuble, Jean-Sébastien lire une lettre, puis à son geste affectueux lorsque, en passant, elle pose sa main sur son épaule ; aux trois plans brefs (la linotte en cage à la fenêtre, les volets qu’on ferme, la porte) qui ponctuent l’annonce d’un suicide ; au sourire adressé par Bach à son fils dans le carrosse qui l’emmène à Berlin ; au plan cadrant de profil le musicien, devenu aveugle mais qui retrouve la vue brièvement et regarde par la fenêtre.
À propos des scènes finales, succession de plans brefs, accompagnés d’une voix comme accélérée, Straub parle très justement du temps tremblé qui s’enfuit parce que la mort n’arrive jamais naturellement et évoque Dreyer, Murnau et Mizoguchi. C’est bien dans ces contrées cinématographiques que se situe Chronik der Anna Magdalena Bach.
- © Éditions Montparnasse
*Ce film sinistre, pétri d’idéologie, qui oppose le fils dégénéré (Wilhelm Friedemann) à une figure paternelle (Johann Sebastian) investie d’un rayonnement de nature quasi divine, a continué d’être projeté régulièrement après 1945 et est disponible dans une édition DVD qui ne prend même pas la peine de le situer dans son contexte de production.
Le Bach-Film en coffret DVD
- © Éditions Montparnasse
À l’occasion des 80 ans de Jean-Marie Straub, et quelques mois après le décès de Gustav Leonhardt, les éditions Monparnasse publient un superbe coffret de deux DVD accompagnés d’un livre et proposent le film dans ses cinq versions audio (allemande, française, anglaise, italienne et néerlandaise), ainsi que nombre de compléments rares et exceptionnels.
Les suppléments
C’est une véritable édition critique, à même de rendre justice à ce film hors du commun, que nous proposent les éditions Montparnasse, avec un DVD entier de compléments et un livre de 160 pages.
Le DVD 1 permet d’entendre la version allemande (commentaire lu par Christiane Lang et Gustav Leonhardt), la version française (Christiane Lang et Gustav Leonhardt
), la version anglaise (Gisela Hume et Gustav Leonhardt), la version italienne (Rita Ehrhardt, au fort accent allemand) et la version néerlandaise (Margret Schumacher et Gustav Leonhardt).
Le DVD 2 comprend :
- © Éditions Montparnasse
•Signalement de Jean-Marie Straub, un film documentaire de Henk de By tourné en 1968 qui contient des scènes de tournage et des témoignages de Straub et Gustav Leonhardt. On y entend par exemple le cinéaste affirmer sa méfiance à l’égard des coproductions apatrides (« Plus le film est particulier, plus il est international ») et le soi-disant naturel (à Leonhardt, sur le tournage : « J’ai eu l’impression que vous vouliez donner l’impression de parler naturellement »). En décrivant précisément le plan où la caméra, partant des mains du musicien sur le clavier, remonte pour cadrer le visage se détachant sur un mur blanc dans la pénombre (aussi important que le visage), il réussit à faire comprendre au plus près ce qu’il entend par la matière-cinéma.
• Erinnerung an/mit Anna Magdalena Bach : un émouvant entretien avec Christiane Lang-Drewanz (2012, 30 min), en qui Straub avait trouvé son Anna Magdalena dès 1957.
• Dans Harnoncourt – Leonhardt – Straub/Huillet (2012, 21 min) Nikolaus Harnoncourt qui, dans le film, interprète le prince d’Anhalt-Cöthen et dialogue à la viole de gambe avec le clavecin de Léonhard dans la Sonate BWV 1028, se souvient du tournage.
• Une riche galerie de photos et documents inédits ainsi que des documents de travail (en partie Rom du DVD) utilisés par le couple pour la préparation du film : notes sur Bach, dialogues, liste des musiques...
• Un extrait d’une conférence à la Fémis, le 17 mars 1987, sur le thème Qu’est-ce que l’acte de création ? où Gilles Deleuze, parlant de l’œuvre d’art comme acte de résistance, en vient naturellement à évoquer le cinéma de Straub et le Bachfilm en particulier.
Dans le livre, coédité par les Éditions Ombres, Belva Film et les Éditions Montparnasse, on trouvera :
• Une indispensable introduction de Barbara Ulrich, Les cinq versions du Bachfilm, qui souligne à quel point l’enregistrement des commentaires off, sur Chronique d’Anna Magdalena Bach disponible en cinq langues différentes, est radicalement opposé au simple principe du doublage.
• Le Bachfilm est la retranscription écrite, traduite par Danièle Huillet, de l’entretien de 1966 entre Jean-Marie Straub et Enno Patalas, publié dans la revue Filmkritik, afin de trouver l’argent pour produire le film.
• Le découpage intégral de la version française, du plan 1 au plan 114, avec indication de durée au dixième de seconde près, des 7 min 24 sec 6 du plan 42 (chœur d’entrée de la Passion selon Saint Matthieu) aux 2 sec 6 du plan 107, des lieux, de la musique exécutée ainsi que du texte parlé en direct et du commentaire lu en off. Sont retranscrits également toutes les inscriptions, ainsi que les titres et lettres, qu’on peut voir à l’écran.
- © Éditions Montparnasse
• Un texte dense et passionnant de Benoît Turquéty, auteur d’une thèse sur le travail des Straub, intitulé Jeunesses musicales, qui revient sur les principes, les enjeux politiques et esthétiques du Bachfilm et du cinéma des Straub, tels que le choix du son mono (le choix du mono est symétrique du choix du son direct, en cela qu’il lie physiquement le son à l’image du point de vue de la perception dans la salle), la contrainte de la prise de son en direct, même quand les musiciens jouent hors champ (en l’occurrence dans le fameux plan de nuit sur la place du Marché à Leipzig éclairée par des torches de cire où l’on voit Leonhardt/Bach diriger la cantate BWV 215 devant un décor projeté en transparence... avec une violente disjonction de perspective) en notant que pourtant chez les Straub, la règle souffre une exception : lorsque Christiane Lang/Anna Magdalena n’interprète pas elle-même l’air de la Musique funèbre 244a, l’impossibilité de la voir chanter commandant un cadre où elle apparaît de dos, la chanteuse étant bien là, mais hors champ.
- © Éditions Montparnasse
Straub et les responsable de la prise de son, Louis Hochet et Lucien Moreau, confrontés souvent à la difficulté d’enregistrer en mono des ensembles de musiciens dans des espaces exigus mais en profondeur (des tribunes d’églises luthériennes par exemple) ? ont toujours trouvé des solutions d’une parfaite lisibilité qui respectent les timbres et les perspectives sonores. La piste audio du DVD, admirablement équilibrée et dénuée de scories, est d’une netteté irréprochable et rend justice à ce travail.
– Tourné de mi-août à mi-octobre 1967
– Sortie du coffret double DVD+ livre : 2 janvier 2013
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