A pied d’œuvre
Le 26 septembre 2010
Le cinquième coffret de l’intégrale Straub-Huillet permet de les observer au travail au travers d’une série de documentaires passionnants dont certains, signés Costa, Fitoussi ou Farocki, sont tout simplement des grands films.
- Réalisateurs : Pedro Costa - Danièle Huillet - Jean-Marie Straub - Jean-Charles Fitoussi - Harun Farocki - Jean-Paul Toraille - Laura Vitali - Philippe Lafosse
- Genre : Documentaire, Expérimental, Politique
- Nationalité : Français, Allemand, Italien
- Editeur vidéo : Éditions Montparnasse
- Plus d'informations : http://www.editionsmontparnasse.fr/...
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– Durée : 8h07mn
– Date de sortie du coffret : 5 octobre 2010
L’argument : Après quatre coffrets et vingt et un films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, le temps est venu d’être avec ces deux cinéastes : des documents, des histoires qui racontent avec attention comment s’élabore ce cinéma ; nous plongent, au fil des décennies, dans le travail concret des répétitions, du tournage et du montage, et rendent compte, chacun à sa manière et avec sa sensibilité, du geste de ce couple d’ouvriers. Six films - et quelques bagatelles - curieux autant des racines et de la sève que de la ramure et de la lumière, et où se découvre un art du compagnonnage, nourri de questionnements, d’une pensée qui ose et s’affirme, de rencontres et de confrontations fertiles, y compris avec celui à qui cette œuvre est dédiée : le public. Six films plus un, Toute révolution est un coup de dés, avec Danièle Huillet en récitante. (Philippe Lafosse)
– Toute révolution est un coup de dés Danièle Huillet et Jean-Marie Straub,
1977, 10 minutes 10 secondes, couleurs. Poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard par Stéphane Mallarmé (1897)
– Travaux sur « Rapports de classes » Harun Farocki
, 1983, 65 minutes, couleurs
– Avatars de « La Mort d’Empédocle » Jean-Paul Toraille
, 1986, 53 minutes, couleurs
– Où gît votre sourire enfoui ? Pedro Costa
, 2001, 102 minutes, couleurs
– 6 bagatelles Pedro Costa
, 2001, 18 minutes, couleur
– Straub-Huillet et Pavese « Ces rencontres avec eux » Laura Vitali
, 2005, 59 minutes, couleurs
– Sicilia ! Si gira Jean-Charles Fitoussi
, 2001, 81 minutes, couleurs
– Dites-moi quelque chose Philippe Lafosse
, 2007-2010, 94 minutes, couleurs
Critique : Il est bien ardu de ne pas déroger à la règle de concision à laquelle nous sommes tenus en rendant compte de ce copieux programme, chacune des pièces qui le composent méritant assurément d’être traitée à part.
Car si tous ces films nous font pénétrer dans le processus de création de la formidable machine Straub-Huillet, la démarche adoptée est chaque fois différente et éclaire un aspect particulier d’un travail qui n’a pas d’équivalent dans le paysage du cinéma mondial. Un travail qui allie l’intransigeance (morale, politique, esthétique) à l’humilité (respect absolu des œuvres et de la matérialité du monde) pour produire, de 1954 (projet de Chronik der Anna Magdalena Bach, réalisé en 1967) à 2006 (année du décès de Danièle Huillet) et au-delà (Trois films de Jean-Marie Straub), une œuvre aux arêtes vives, décourageant le spectateur pressé, mais constitue une révélation de tous les instants pour qui accepte de dialoguer avec elle (avec eux). Une œuvre de poètes, c’est à dire à la fois d’artisans obsédés par le souci de justesse, et de visionnaires en phase (c’est à dire en résistance) avec l’histoire du monde.
Un court-métrage de Straub-Huillet, Toute révolution est un coup de dés (opus 9), sert d’introduction et nous permet d’apprécier un produit fini, exemplaire de radicalité poétique et politique. Dans un angle du Père Lachaise, à deux pas de la plaque commémorant les morts de la Commune, en plan d’ensemble ou isolés, cinq hommes et quatre femmes (dont Danièle Huillet), assis sur l’herbe de la colline, disent le poème de Stéphane Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Le texte est pour ainsi dire mis à l’épreuve de sa résistance à l’interprétation. Les césures opérées dans la diction (et réclamées par la typographie même) sont surprenantes et font dresser l’oreille. Les plans, blocs irréductibles, sont parfois très courts et montés serré. On perçoit comme physiquement l’humidité, la densité de l’air. La nature et la ville sont là, captés par une caméra à l’affut et une prise de son mono (forcément mono, la règle, comme celle du format 4/3 ne souffrant pas d’exception) réalisée par l’indispensable Louis Hochet. Aucun liant, aucune sauce explicative ne viendra faire de clin d’œil au spectateur. C’est à prendre ou à laisser.
Entrer après cela dans la cuisine straubienne au travers de la série de documentaires qui nous sont proposés ici ne fournira pas de clés (inutile de l’espérer), mais s’avérera une expérience palpitante qui pourra captiver même ceux qui restent imperméables aux films du tandem. Car les voir à l’œuvre est un spectacle de tous les instants et tous les ingrédients dont les détracteurs regrettent (à tort) l’absence dans leurs films sont là à 100 % : action, humour (burlesque même), suspense.
Il faut dire que Jean-Marie Straub est un cabotin génial qui crève l’écran et qu’il forme avec une Danièle Huillet faussement en retrait (et qui le remet en place sans ménagement : « Straub, taisez vous ! ») un couple d’enfer digne des comédies de Leo McCarey. La profonde et indéfectible complicité qui les unit éclate pourtant à chaque plan, le travail devenant ici le vecteur le plus sûr de l’amour.
C’est sans doute le film de Costa qui éclaire le mieux cet aspect. Le lent et méticuleux travail de montage d’une troisième version de Sicilia à partir de prises non utilisées (ils en tournent souvent plus d’une quinzaine) donne lieu à un palpitant huis clos à trois personnages (elle, lui et la caméra) qu’on suit comme un suspense hitchcockien.
Mais Farocki, filmant en 1983 trois jours de patientes répétitions et deux nuits de tournage (en montagne) d’une séquence de Klassenverhältnisse - Rapports de classe (d’après Der Verschollene de Kafka), ou Fitoussi, suivant tout le processus de fabrication de Sicilia, ne captivent pas moins, nous permettant d’apprécier la discipline décontractée mais inflexible du travail d’équipes totalement impliquées dans les projets.
Farocki, Fitoussi et Costa sont d’authentiques (et admirables) cinéastes qui ont installé leur chevalet devant l’œuvre des Straub. Leurs trois films sont des pièces majeures de leur propre filmographie en même temps que des approches éclairantes de leur modèles. Mais les autres documentaires présentés ici, s’ils sont moins aboutis formellement, n’en sont pas moins précieux.
Jean-Pierre Toraille, collaborateur régulier du couple, filme en vidéo le tournage accidenté (orages, problèmes techniques, passage d’un avion) de La mort d’Empédocle sur les pentes de l’Etna, et révèle une ambiance parfois tendue souvent facétieuse : Straub ou Renato Berta faisant les pitres, Danièle riant aux éclats (un scoop !), Hochet observant tout d’un œil bienveillant.
Le film de Laura Vitali est très émouvant malgré sa facture plus classique. Il nous montre le couple poursuivant, pour la dernière fois en commun, la passionnante expérience théâtrale et cinématographique menée depuis 1998 à Buti, en Toscane, à partir des textes de Vittorini et Pavese. (Expérience entamée en réalité dès 1978 avec le sublime Dalla nube alla resistenza).
La dimension politique de leur travail est particulièrement évidente ici, tant par le choix des textes que par celui de ces acteurs amateurs qui portent en eux toute l’histoire des luttes du Peuple et auxquels les lient une amitié construite au fil des ans et des entreprises communes.
Quel passionnant spectacle aussi que d’observer Straub lors de ses rencontres avec le public dans le film de Philipe Lafosse (auteur également d’un livre publié aux Éditions A propos en 2007 : L’étrange cas de madame Huillet et monsieur Straub / Comédie policière avec Danièle Huillet, Jean-Marie Straub et le public) car Straub, l’intransigeant, sait dialoguer comme personne : il interpelle, provoque engueule parfois violemment mais sans méchanceté, amuse, mais écoute aussi. L’homme, comme son cinéma, est exigeant mais certainement pas élitiste et entend bien s’adresser à tous et à chacun. Il s’inscrit dans la lignée des Griffith, Stroheim, Renoir, Ford ou Mizoguchi.
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Les DVD
Le volume cinq de l’intégrale Straub-Huillet publiée par les Éditions Montparnasse sera disponible le 5 octobre 2010. Il nous invite à une plongée passionnante au cœur du processus de création d’une œuvre singulière et indispensable et peut servir d’introduction pour les néophytes.
C’est la richesse et la qualité du programme qui fait le prix de ce coffret de trois DVD très soigneusement réalisé et à la présentation élégante. On acceptera de bonne grâce la qualité technique et l’état de conservation variables des supports d’origine.
Les suppléments
On pourra à loisir considérer comme supplément le court film de 1977 ou le formidable ensemble de documentaires qui l’accompagnent.
Image
La qualité est très variable selon l’état des copies et des support utilisés, allant de l’excellent (le film de Costa) au très médiocre (la vidéo de 1986). La définition est bonne dans l’ensemble. On regrettera que la restauration de Toute révolution est un coup de dés ne soit pas parvenue à rattraper totalement l’usure de la copie, notamment au niveau des couleurs trop baveuses.
Son
Là aussi c’est une note moyenne. La mono frontale est de rigueur bien entendu et assure en général une parfaite intelligibilité et l’indispensable proximité des voix et des interventions musicales, rares mais essentielles .
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