De case en case
Le 29 janvier 2016
Ce fascinant jeu de l’oie dans le Paris en chantier de 1980, en compagnie de Bulle et Pascale Ogier, est un conte initiatique désenchanté, d’après la fin du monde. Un des plus beaux Rivette.
- Réalisateur : Jacques Rivette
- Acteurs : Jean-François Stévenin, Bulle Ogier, Pierre Clémenti, Pascale Ogier, Benjamin Baltimore, Steve Baes, Mathieu Schiffman, Joe Dann
- Genre : Comédie dramatique, Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Science-fiction, Espionnage
- Nationalité : Français
- Durée : 2h07mn
- Date de sortie : 24 mars 1982
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– Tournage en octobre-décembre 1980
– Première copie en septembre 1981
Ce fascinant jeu de l’oie dans le Paris en chantier de 1980, en compagnie de Bulle et Pascale Ogier, est un conte initiatique désenchanté, d’après la fin du monde. Un des plus beaux Rivette.
L’argument : A sa sortie de prison, Marie Lafée, ancienne terroriste, renoue le contact avec Julien, son ancien amant et complice, pour tenter avec lui, ailleurs, un nouveau départ. Mais Julien a encore une affaire à régler.
Marie ne supporte plus aucun lieu clos. Elle croise à plusieurs reprises, dans les rues de Paris, la jeune Baptiste qui sillonne la ville sur sa mobylette telle une guerrière du bien en lutte contre le complot des Maxs.
A l’aide d’une carte trouvée dans la serviette que Baptiste a subtilisée à Julien, elles parcourent, de chantier en chantier, les cases d’un jeu de l’oie parisien qui va les mener, l’une à la mort, l’autre à une initiation.
- Bulle Ogier dans Le Pont du Nord (Rivette 1980)
Notre avis : Dans une série de films qui constituent l’axe principal de son œuvre, Jacques Rivette a filmé amoureusement Paris, captant très attentivement la réalité de la ville à des moment précis mais la transformant en même temps en une espèce de lagbyrinthe féerique parsemé de signes et de pièges où les personnages avançaient de case en case comme dans un immense jeu de piste.
Entre la jubilation ludique et la gravité, entre le Feuillade de Fantômas et le Nerval des Filles du feu, entre le réalisme documentaire et l’ésotérisme, entre l’improvisation permanente et la rigueur implacable de la construction, Paris nous appartient (été-automne 1958 ; puis 1959), Out 1 (avril-mai 1970), Céline et Julie vont en bateau (août-septembre 1973) ou Duelle (mars-avril 1975) étaient autant d’explorations somnambuliques du territoire étrange d’une géographie parisienne (re-)composée de lieux tantôt connus, tantôt insolites, rarement vus ailleurs (ou du moins pas vus ainsi) et parfois associés par la seule magie des raccords impossibles.
- Pascale et Bulle Ogier dans Le Pont du Nord (Rivette 1980)
De même, dans le pont du Nord, il suffit de pointer le doigt droit devant soi en disant L’étoile, elle est là ! pour qu’apparaisse en contre-champ l’Arc de Triomphe alors qu’on vient à peine de quitter la Place Denfert-Rochereau.
Car la ville qu’arpentent, guidées par une carte qui la métamorphose en parcours de jeu de l’oie, les deux héroïnes de ce film tourné d’octobre à décembre 1980, est aisément identifiable, mais en même temps méconnaissable. Elle semble presque vidée de ses habitants comme après une catastrophe. Ceux qu’on y croise ont rapetissé (Les gens sont petits aujourd’hui !) ou sont des espèces d’extra-terrestres énigmatiques et menaçants (les Maxs), instruments d’un mystérieux complot. Quant aux innombrables lions de pierre de la capitale, ils semblent communiquer entre eux et délivrer des messages énigmatiques.
Ce monde post-apocalyptique désenchanté n’est que friches industrielles abandonnées, terrains vagues clôturés de palissades, vastes chantiers où œuvrent dans les excavatrices (tels les entrepôt du port de Bercy pas encore transformé ou les abattoirs de Vaugirard qui deviendront le parc George Brassens). Marie Lafée/ Bulle Ogier, la revenante, ancienne terroriste tout droit sortie de La troisième génération de Fassbinder, y est la rescapée d’une autre époque, celle des utopies, et ne peut que s’y perdre, trahie par ses anciens amis passés de l’autre bord (Julien/Pierre Clémenti qui l’abat en lui déclarant : Je t’aimais Marie).
Mais son ange gardien androgyne, la jeune Baptiste (Pascale Ogier), si elle ne parvient pas à la sauver, y apprend à se défendre au cours d’un parcours initiatique qui culmine dans une scène très drôle où elle affronte un dérisoire dragon crachant le feu.
Car l’humour rivettien, exquis et déconcertant, ne perd pas ses droits : le duo rappelle celui de Don Quichotte et de Sancho Panza ; la salle de cinéma où la claustrophobe accepte de se réfugier sur la foi de l’affiche change de programme pendant la nuit, les grands espaces faisant place à La prisonnière.
- Bulle Ogier dans Le Pont du Nord (Rivette 1980)
Mais c’est néanmoins une tonalité profondément mélancolique qui imprègne ce conte en quatre journées où l’aventure du tournage et celle de la fiction ne font qu’une (la magnifique séquence en temps réel du métro aérien, filmée en un seul plan, d’une station à la suivante).
- Le Pont du Nord (Rivette 1980)
Car, entre semblant d’arbitraire et rigueur absolue mais libre, la vérité du jeu est dans son apparente gratuité et peu de film auront saisi l’atmosphère d’une époque (la fin des années Giscard) avec une telle acuité en se tenant en suspens entre le réel et la fiction.
Rivette, y ressuscitait au cinéma après avoir frôlé le néant (abandon du tournage de la première version de Marie et julien, expérience malheureuse de Merry go round, film par ailleurs très beau) en compagnie, pour la quatrième fois, de la plus grande des anti-actrices, Bulle Ogier*, toujours absolument présente et toujours ailleurs.
Le duo de cette Bulle insaisissable et de sa fille Pascale, au jeu délicieusement stylisé, feignant la gaucherie, émerveille, de même que ses retrouvailles avec Pierre Clémenti, son ancien complice dans la troupe de Marc’O.
Autrefois disponible en VHS, Le Pont du Nord n’a pas eu jusqu’à présent les honneurs du DVD. C’est pourtant un des plus beaux films de Rivette et il ne faut manquer aucune occasion de se perdre dans le dédale de son fascinant jeu de l’oie.
* La cinémathèque lui consacre un indispensable hommage, en sa présence, du 9 au 27 mai 2012.
** Signalons qu’on peut télécharger Le Pont du Nord à la demande sur le site d’Arte.
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