Le 18 juin 2003
A partir d’une variation sur La princesse de Clèves, Raymond Radiguet invente un nouveau classicisme dans un jeu pervers entre l’aridité de la langue et l’exubérance des sentiments. Eblouissant.
Les sentiments sont-ils universels au point de pouvoir traverser les âges et les frontières sans s’écorcher aux bouleversements sociaux ? Quand on parle de sentiments, il est vrai que la passion amoureuse, plus que toute autre chose, a été inlassablement réécrite, réinterprétée, comme une matière atemporelle, inaltérable, l’essence humaine.
Le bal du comte d’Orgel est de ces histoires-là, et nous propose dans un récit d’un académisme classique, une princesse de Clèves créole et rebelle, mais toujours victime de la même passion dévorante. D’autres s’y sont frottés, sous d’autres formes, on pense à Manuel de Oliveira avec La lettre qui reprenait une fois de plus le roman de Madame de Lafayette.
Alors, que résumer ? L’histoire originelle, pour commencer ? Nous sommes au 17e siècle. La princesse de Clèves, jeune mariée à un homme qu’elle a épousé par amour, rencontre pour son tourment Monsieur de Nemours. Un regard suffit à la plonger dans les affres d’une passion interdite et la torture d’une trahison à laquelle elle se refuse. Pour se protéger d’elle-même et de ses sentiments coupables, elle avoue tout et implore son époux de la soustraire à cette passion qu’elle est incapable de maîtriser. L’époux, insensible à la grandeur de la démarche, jouera l’honneur bafoué ; la Princesse mourra d’amour.
Manuel de Oliveira situait l’histoire de nos jours. Pour lui, le sacrifice était celui de l’homme, incapable d’offrir à sa femme les transports de la passion. Radiguet, qui place l’histoire dans le contexte des années 20, conserve le classicisme de la langue et des sentiments dans un pur roman d’analyse. François s’éprend de Mahaut qui, lorsqu’elle sent le trouble de ses sentiments, s’en ouvre à son époux. Le comte, mondain, frivole, voit dans cette confession le problème insoluble que poserait l’absence de François au bal qu’il organise. Mieux vaut ne rien savoir, l’aveu se dilue par un tour de passe-passe dans les paillettes du bal costumé, et surtout ! que personne ne retire son masque !
C’est cette pirouette finale qui à elle seule donne sa modernité au récit. Point d’honneur offensé, d’amour brisé, de passion mortifère. L’écriture, classique jusqu’à la moindre virgule, se détache imperceptiblement des sentiments qu’elle peint, jusqu’à frôler la désuétude là où les caractères explosent dans leur actualité sociale. Le comte d’Orgel, "d’une frivolité grandiose", balaie d’un mot les angoisses de sa femme, lui révélant du même coup l’homme qu’elle ne soupçonnait pas. Le roman s’arrête-là... Là où peut naître Le mépris. Mais c’est une autre histoire.
Raymond Radiguet, Le diable au corps suivi de Le bal du comte d’Orgel, Grasset, coll. "Les cahiers rouges", 2003, 346 pages, 10 €
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