Le fantastique social
Le 17 décembre 2023
Cette rareté du cinéma français, remake d’un classique de Victor Sjöström, fut longtemps occultée des histoires du septième art. Le film mérite une redécouverte.
- Réalisateur : Julien Duvivier
- Acteurs : Mila Parély, Pierre Fresnay, Marie Bell, Louis Jouvet, Marcel Pérès, René Génin, Robert Le Vigan, Pierre Palau, Henri Nassiet, Alexandre Rignault, Micheline Francey, Jean Mercanton, Marie-Hélène Dasté
- Genre : Drame, Fantastique, Noir et blanc, Drame fantastique
- Nationalité : Français
- Durée : 1h33mn
- Date de sortie : 14 janvier 1940
- Festival : Festival de Cannes 1939
Résumé : Chaque année à la Saint-Sylvestre, au dernier coup de minuit, la charrette fantôme apparait a la recherche d’un nouveau conducteur. Au dernier coup de minuit un homme meurt pour conduire le triste convoi. David Holm est un mauvais garçon, maltraitant sa femme, ses enfants, et son frère. Au cours d’une énième beuverie avec son ami Georges, une bagarre éclate entre les deux hommes : Georges succombe d’un coup de couteau, alors que sonne le dernier coup de minuit...
Critique : Réalisé en 1939, la même année que son film La fin du jour, La charrette fantôme de Julien Duvivier devait être présenté au premier Festival de Cannes, qui fut annulé en raison de la guerre. Il s’agit de l’adaptation du Charretier de la mort, un roman de Selma Lagerlöf qui avait déjà été (brillamment) porté à l’écran par Victor Sjöström en 1921. Le film de Duvivier s’inscrit certes dans le courant du réalisme poétique des années 1930, qui décrivait la classe ouvrière dans une vision décalée, avec des dialogues fleuris et un travail plastique proche de l’expressionnisme. Mais on sent l’approche du conflit mondial et la noirceur des situations s’est amplifiée. Au petit monde des prolétaires filmés dans La belle équipe succède ici une faune sous-prolétarienne affamée, qui préfigure l’horreur des ghettos de la Seconde Guerre mondiale. Et le bruit de grincement des roues de la charrette de la mort peut être interprété comme une métaphore de l’arrivée imminente du nazisme en France et en Europe...
Mais si La Charrette fantôme se démarque des précédents Duvivier et de certains Renoir ou Carné, c’est aussi par cette irruption du fantastique, alors nouveau dans le cinéma français (si l’on excepte Liliom de Fritz Lang), et qui annonce des réussites aussi diverses que Les visiteurs du soir de Marcel Carné, La main du Diable de Maurice Tourneur, La fiancée des ténèbres de Serge de Poligny et, bien sûr, le cinéma de Cocteau. Les historiens du cinéma ont souvent été sévères avec La Charrette fantôme, considéré comme mineur alors qu’il regorge de beautés picturales et de subtilités narratives. Bien sûr, le dolorisme religieux des dames patronnesses des institutions catholiques n’est plus d’actualité (quoi que...) et l’opposition entre l’esprit de sainteté de sœur Edith et la veulerie de David Holm vaut son pesant de scènes édifiantes, renforcées par une partition musicale emphatique et redondante. Cinéaste peu concerné par le mysticisme, Duvivier manque ici du souffle et de l’inspiration du Robert Bresson des Anges du péché et se contente de remplir un cahier des charges.
Mais il se rattrape aisément par un onirisme troublant et une description féroce des rapports sociaux. « Le travail ça salit, ça fatigue et ça déshonore. Est-ce que ça a jamais rapporté des sous à personne ? Les riches, est-ce que ça travaille ? ». Ces propos tenus par le personnage de Georges (« L’Étudiant ») sont typiques de la charge sarcastique d’un cinéaste qui montrera avec acuité l’hypocrisie bourgeoise dans Panique et Voici le temps des assassins. L’interprétation, enfin, n’est pas pour rien dans le pouvoir de séduction de ce film rare. Plus que Pierre Fresnay (trop théâtral) et Marie Bell (sous-employée), on retiendra les compositions brillantes de Louis Jouvet, Robert Le Vigan, Mila Parély ou Alexandre Rignault, sans oublier la délicate Micheline Francey, qui se tire avec honneur du rôle redoutable de la jeune religieuse.
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jcmlr 19 février 2019
La charrette fantôme - Julien Duvivier - critique
je découvre ce film : c’est la stupéfaction, l’évidence du chef d’oeuvre méconnu à son époque, qui attend désormais son heure. Il se peut néanmoins qu’un véritable cinéphile objectera que ce remake n’est rien en comparaison de l’original, tourné 20 ans auparavant par un réalisateur suédois dont bergman aime rappeler à quel point il l’inspira.
Cette oeuvre n’est pas un film, c’est beaucoup plus , son ambition est demesurée, et son désespoir cynique, son incapacité à entrevoir une solution claire à l’infinie complexité , se traduit par une impression d’inachevé , d’imperfection. Autant de portes ouvertes au questionnement, à la diversité des commentaires sur l’oeuvre, aux interrogations multiples propres aux grandes oeuvres.
Le film a déplu à la critique à sa sortie. La fin du christianisme bat son plein. L’hypocrisie de l’Eglise , de la bourgeoisie, voilà des thèmes porteurs à l’époque. Une seule barre déplacée du vertical à l’horizontal nous fait passer de l’emblème de l’Armée du salut à celui du Dollar. Louis Jouvet triomphant en constatant que le travail n’a jamais payé , pendant qu’il compte les billets que lui a donnés en tremblant une riche vieille dame "sollicitée" énergiquement pour sa bienveillance. Remue-ménage à vertu pédagogique pour la classe dominante rentière. Beaucoup d’autres détails et d’autres idées bien senties sur l’injustice sociale ou le double discours de la morale chrétienne sont parsemés dans les scènes successives . Mais , avec le Front Populaire dans le rétro il y a peu de mois, Hitler soupe à nos portes. Le film est sans excuse pour la canaille et se termine par un hymne non équivoque à la rédemption et un hommage à toutes les thérèse de Lisieux qui sommeillent chez les bonnes de curé. Conclusion déplaisante à un critique de cinéma élevé dans les espérances de l’entre-deux guerres.
Le mysticisme moral fait face à l’esprit éclairé de la révolte, et c’est la religion qui gagne, en toute logique, quand le remède se révèle pire que le mal.
Le choix du vainqueur n’était pas dans l’ère du temps, mais l’oeuvre est intemporelle et hors du temps : elle restera.
Ce remake ne fut pas le dernier, il y a donc bien une "matière" forte, combien de peintres ou de sculpteurs ont-ils fait de piétas ? Le cinéma ici s’y est essayé. Il attend son Michel-Ange mais il a déjà des précurseurs. Un éclairage neuf réveille l’actualité du film quand le révolte à prétention sociale débouche sur l’abominable .