Le 9 septembre 2020
A l’occasion de la sortie du film Antigone en France, la réalisatrice, Sophie Deraspe nous a accordé une interview exclusive.
Vous vous attaquez à un sujet hautement polémique, particulièrement pour nous spectateurs français, qui avons une lecture assez idéale du rapport du Canada à l’immigration. Cette représentation d’une double pénalisation des personnes d’origine immigrée est-elle débattue dans votre pays ? Êtes-vous consciente qu’elle est très éloignée de nos représentations françaises du Canada, vécu comme un pays ouvert, accueillant et protecteur ?
Sophie Deraspe : Mon désir premier, avec cette adaptation contemporaine d’Antigone, n’était pas de faire spécifiquement la critique du Canada, mais plutôt de questionner au sens large le système de loi et de justice qui nous gouverne. Et c’est là où Sophocle a visé si juste : le système est rigide. Contrairement aux individus qui le forment, il n’est pas apte à l’empathie. Et bien que des lois existent afin d’assurer le vivre-ensemble, il y a toujours une place au questionnement de ce système s’il ne rencontre pas toutes ses obligations relatives au bien commun. La question demeure toujours périlleuse car avec la dissidence, il y a le risque du chaos (pour soi comme pour l’ensemble de la société), mais n’est-ce pas aussi par des actes de résistance qu’on fait justement évoluer ce système ?
J’ajouterais également qu’Antigone est bien plus que la critique d’un système politique. Et je me permets de citer Georges Steiner ici : il s’agit d’un texte (d’un film) qui exprime « les principales constantes du conflit inhérent à la condition humaine : l’affrontement des hommes et des femmes, de la vieillesse et de la jeunesse, de la société et de l’individu, des vivants et des morts, des hommes et de(s) dieu(x). »
Vous avez savamment réuni des comédiens professionnels avec d’autres plus amateurs pour mettre en scène cette reconstitution moderne du mythe d’Antigone. Comment s’est passé le travail de préparation avec eux ? Avez-vous travaillé avec l’équipe la pièce de Sophocle, le sujet d’une rébellion légitime contre l’ordre établi étant loin d’être évident ?
SD : Comme le film se tient par lui-même, sans la connaissance de la pièce de Sophocle, il n’était pas nécessaire que les comédiens aillent puiser là. L’un des défis de cette adaptation cinématographique fut de l’inscrire dans un réalisme social et de faire d’Antigone, Ismène, Polynice et Étéocle des êtres comme vous et moi. C’était donc le travail de la scénariste que de connaître Sophocle et d’autres célèbres adaptations d’Antigone afin d’en retirer les grands thèmes. Le travail des comédiens fut de les incarner dans un dans un ici-maintenant, en nous faisant oublier les figures mythiques appartenant à une pièce antique. Je ne suis donc pas retournée aux textes originaux avec eux, à moins qu’ils en aient la curiosité et le désir, ce qui était le cas de Nahéma Ricci qui incarne Antigone. Évidemment, je suis heureuse de ce partage culturel qui traverse les millénaires (c’est pourquoi j’ai persisté à conserver les noms grecs anciens) et je suis ravie quand les connaisseurs apprécient les multiples facettes de l’adaptation et d’autant plus quand les néophytes ont envie d’aller à la rencontre du texte original après être passé par le film.
La puissance du film est liée entre autre à l’interprétation à la fois authentique et sensible de Nahéma Ricci. Elle pousse son combat contre l’ordre établi jusqu’à sacrifier sa propre féminité. N’est-ce pas une sorte de provocation quand on sait la difficulté de plus en plus importante pour les femmes de faire droit à leur féminité ?
SD : J’ai voulu qu’Antigone soit une figure d’amour, peu importe son genre. Est-ce que couper ses cheveux est une perte de féminité ? À mon sens, non. Est-ce que le sacrifice pour la famille est typiquement féminin ? Je n’oserais pas avancer une si grande généralité. Ce qui est fondamentalement féministe par contre, c’est de faire de cette jeune femme, sans arme, sans argent, sans titres, ni pouvoir autre que sa force intérieure, une figure héroïque. Et c’est là où ma lecture initiale de Jean Anouilh puis de Sophocle fut galvanisante. À vingt ans, l’histoire de l’art et de la littérature ne m’avait pas encore fait découvrir un tel personnage avec sa révolte, son intégrité, sa soif de justice et ultimement sa capacité d’amour auquel j’avais un ardent désir de me lier. Disons qu’entre Madame Bovary et Antigone, il y a tout un écart, et la jeune femme que j’étais, celle que je suis aujourd’hui, n’hésite pas à choisir son camp.
Pardonnez notre naïveté mais vous présentez une organisation de la justice absolument surréaliste pour nous Français. Je pense aux justifiables qui peuvent régler leur sanction par carte bleue au lieu d’aller en prison, ou au refus de la juge des enfants d’entendre la jeune fille sans un avocat. Votre regard est-il celui d’une sociologue observatrice ou d’une révoltée, à l’instar d’Antigone ?
SD : Votre « absolument surréaliste » me surprend beaucoup… J’ai peu de connaissance du système français, mais le scénario que j’ai écrit s’appuie sur des recherches, de l’observation et des rencontres avec des intervenants œuvrant dans le système de justice et les institutions correctionnelles, et plus spécifiquement auprès des « jeunes contrevenants », au Québec. Il s’approche davantage du réalisme que du surréalisme… en tout cas pour nous ! Je suis une bien plus studieuse que révoltée.
Merci
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