Le 8 mars 2012
- Réalisateur : Wang Bing
À l’occasion de la sortie française de deux de ses films, Le fossé et le documentaire (Fengming, chronique d’une femme chinoise, rencontre avec le cinéaste qui a bouleversé le cinéma chinois contemporain.
Paris, petit matin et fin d’hiver. C’est dans les locaux de son distributeur français, Capricci, que nous rencontrons l’une des figures les plus importantes et singulières du paysage cinématographique chinois contemporain. Au cours des dix dernières années, Wang Bing a fait résonner ses images et son point de vue – première personne flottante, nous faisant entrer en immersion dans les espaces quotidiens d’une vie chinoise méconnue – avec une force inédite. Entrer dans un film de Bing, c’est en effet accepter de prendre le cinéma comme expérience radicale, ne serait-ce que par la durée – À l’ouest des rails, film monument sur la ruine d’une région industrielle de la Chine, durée plus de neuf heures –. La dimension spectaculaire de ses films est insidieuse ; ce n’est que très progressivement et subtilement que le spectateur prend conscience qu’il a froid, faim, ou qu’il éprouve une forme d’empathie avec les émotions des personnes que Wang Bing filme sans jamais basculer dans le registre pathétique.
La veille au soir, Wang Bing est arrivé de Chine ; il est en France pour présenter Le fossé, fiction épurée, tournée dans des conditions climatiques extrêmes, et Fengming, chronique d’une femme chinoise (tourné en 2007), entretien fleuve avec une vieille dame, ressaisissant de manière magistrale soixante années d’histoire chinoise.
Sur la table, quelques pommes et gâteaux en guise de petit déjeuner composent le décor d’une nature morte improvisée, qui accompagne notre entretien. En l’écoutant parler, on se surprend à méditer sur la place qui doit être la sienne au cours de ses propres tournages, le fil ténu entre distance et proximité qu’il parvient à tisser d’un film à l’autre.
AVoir-ALire : J’aimerais commencer par le début, quasiment le début chronologique. Chacun de vos films s’ouvre sur un mouvement initial où l’on suit un personnage, on entre dans un lieu, comme s’il fallait se plonger dans ce lieu et dans ce temps. Comment concevez-vous la porte d’entrée pour vos films, surtout pour un œil extérieur, mais aussi pour le vôtre ?
À chaque film que je fais, je veux présenter quelque chose au public – par exemple dans le cas d’À l’ouest des rails – ; ce qui m’importe, c’est de savoir comment je vais amener le public dans cet espace, comment je vais y faire rentrer le spectateur. Et effectivement, je choisis de m’attarder d’abord sur l’environnement général, puis sur un personnage qui va aider le public à rentrer dans cet espace.
L’autre problème que cette question rejoint est celui de l’universalité des images que vous essayez de montrer. Est-ce que la question « Est-ce que ça ne toucherait que moi ? » vous travaille, au moment du tournage, du montage, ou même de la diffusion des films ?
C’est sûr qu’au début, les choses ne sont jamais très claires, y compris pour soi-même : on n’est pas très certain du but que l’on veut atteindre. Je suis généralement porté par un intérêt que j’ai pour le sujet, pour des éléments dont je sais que je vais les mettre dans le film, et c’est ça qui me fait avancer. Par contre, il y a souvent des moments d’hésitation, de remise en question, où je me demande : est-ce que les autres peuvent être intéressés par ce que je suis en train de mettre en place ? Mais au final, c’est toujours le travail au quotidien qui me fait avancer, même quand je m’arrête pour me demander quel est le sens de tout ça.
Vous opérez souvent un mouvement entre une mémoire particulière et une mémoire collective dont elle est le miroir. On le voit très bien dans Fengming, avec cette femme qui exemplifie l’image de la Chine contemporaine, mais aussi dans À l’ouest des rails ou Le fossé… Est-ce qu’il suffit de trouver la bonne personne pour opérer ce pont ? Et comment montre-t-on ce mouvement ?
Parfois c’est une opportunité ou une évidence. Dans le cas d’A l’ouest des rails, il n’y avait pas de choix proprement dit d’une personne. Je connaissais cet environnement, j’ai pris la décision de m’y installer et de vivre aux abords de ces usines ; j’ai rencontré beaucoup de personnages différents, et petit à petit ce sont les liens que j’ai tissés avec ces gens-là qui ont constitué naturellement la trame du film. Dans le cas de Fengming, j’étais dans une période où je faisais beaucoup d’interviews de survivants de la région où a été tourné Le fossé ; il se trouve que parmi ces survivants, Fengming était une personne au caractère très trempé, et elle avait aussi la particularité d’avoir commencé à écrire ses mémoires dès les années 1990. Elle avait déjà derrière elle un long processus de recul, de mise en forme. Mais au départ, même après l’avoir rencontrée, je n’avais pas forcément pensé faire un film sur elle ; ce sont des propositions extérieures qui m’ont décidé à faire ce film.
Est-ce que ce projet a nourri l’envie de prolonger ce travail d’interviews, avec des personnes qui n’auraient pas entamé ce processus de mise en forme ?
Comme je le disais, avant de faire le choix de Fengming, j’ai interviewé de nombreux survivants du camp. C’est aussi une histoire de temps : je n’ai pas pris le temps de mettre en forme de nombreuses interviews que j’ai faites d’autres personnes. Et puis c’est une forme possible de raconter l’histoire de la Chine au travers du récit d’un personnage, mais je me pose aussi la question de savoir quel est l’intérêt pour moi de répéter cette même forme. C’est la question que je me pose actuellement, face à un autre projet de documentaire que j’ai : je me demande quelle forme et quels moyens je vais adopter. Le récit d’une personne en est un, mais on peut aussi envisager la mise en parallèle de plusieurs intervenants… Ce qui m’intéresserait, ce serait d’intervenir en tant que pont que je ferais entre diverses personnes interviewées, et de voir ce qui se dégage de la mise en rapport de ces gens-là. Je vais passer prochainement au tournage d’un film documentaire, et je suis justement actuellement en recherche et en train de me poser ces questions formelles.
Ces questions formelles vont-elles trouver leur réponse au moment du tournage, du montage ou bien souhaitez-vous régler cette question auparavant, pour arriver sur le terrain en ayant une direction ?
Même s’il y a une part de décision possible au moment du montage, j’ai l’habitude sur le plan formel d’avoir déterminé à l’avance quelle forme le film va avoir ; c’est important pour après, par rapport aux éléments qu’on en a en main, le matériau qu’on traite, de donner d’emblée la direction. Je trouve vraiment un intérêt au fait d’avoir une décision claire en amont.
J’aimerais évoquer un autre de vos travaux, la « correspondance » avec Jaime Rosales (sur une proposition du Centre de Cultura Contemporania de Barcelona). En réponse au plan-séquence qu’il vous envoyait, filmé dans le terminal un aéroport international, vous avez filmé un village reculé d’une région de la Chine. Quelle a été votre réaction en découvrant la lettre filmée ? Comment avez-vous envisagé votre réponse ?
Il se trouve que je venais de terminer Le fossé, et que j’étais épuisé, à tous les niveaux. Je me trouvais dans une période où je réfléchissais à mes prochains projets, et à cette occasion je suis parti dans la province du Yunnan, dans une région très reculée, parce que j’avais envie de tourner quelque chose autour d’un auteur qui était mort une dizaine d’années auparavant. C’est sur le chemin de l’endroit où il a été enterré que je suis passé dans le village que j’ai filmé en réponse à la lettre, et que j’ai tourné ces images autour du thème des trois enfants. Par rapport à cette demande qui m’était faite, je n’ai pas réagi par rapport à ce que je voyais, mais par rapport à moi, à ce que je vivais dans l’instant. Du coup, ça n’est pas forcément une « réponse » en réaction à ce que je recevais, mais une traduction de mon état du moment. Ce que je vivais en passant dans cet endroit, face à ce que je voyais de la vie de ces trois enfants, me rappelait des choses de mon passé. Je me souviens aussi que dans ce moment-là, j’avais très faim ; c’était une région très pauvre, très démunie, et au village on nous a fait cuire des pommes de terre, c’est devenu un élément qui prenait beaucoup d’importance ! En tout cas ce moment est devenu le court-métrage par lequel j’ai répondu à la lettre.
Est-ce qu’il y a d’autres cinéastes auxquels vous pourriez envoyer une lettre, en prenant l’initiative, parce que vous vous sentiriez proche d’eux, ou parce que quelque chose dans leur cinéma vous interpelle ?
Je fonctionne beaucoup avec les rencontres et les occasions que la vie me donne. Parfois, c’est quelque chose qui passe juste à côté, et que je décide de capter pour en faire le départ d’un projet. Par contre, l’organiser en amont, prendre la décision, ce n’est pas ma façon de fonctionner. Après avoir tourné ce court-métrage autour des trois enfants en une journée de tournage, en réponse à la lettre, j’ai eu envie d’approfondir la question. On m’a fait une seconde proposition pour un film, et je suis revenu filmer sur une période de trois ou quatre mois, pour faire un film plus long, dont le montage n’est pas encore terminé. En rentrant à Pékin, je pense que dix ou vingt jours seront suffisants pour l’achever. Mais encore une fois, c’est rare que je décide de prendre l’initiative d’un projet.
Vous avez fait de la caméra vidéo quelque chose de beau « malgré » les défauts de l’outil. On découvre l’espace à la première personne, avec les ombres, la buée, la lumière qui change, et cela peut donner un résultat très émouvant. Ce rapport particulier avec la caméra et l’image vous est-il venu en tournant ?
Il se trouve que le numérique nous a apporté beaucoup de facilités, et pas seulement parce que c’est peu cher, petit, et donc pratique. Le réalisateur a du coup une grande liberté ; on n’a pas besoin de s’entourer d’une équipe, on peut travailler en solitaire. Pendant que je filme, c’est comme si cela me permettait de conserver un espace et un temps pour établir un contact avec les gens que je suis en train de filmer, ce que ne permettaient pas les caméras traditionnelles, avec un dispositif beaucoup plus compliqué, qui avait systématiquement pour effet de créer une distance avec le sujet filmé. Avec le numérique, on a cette simplicité, ce qui me permet à chaque fois de pouvoir filmer énormément, et de prendre le temps petit à petit de m’insérer dans la vie des gens que je filme. Tout ce qui, sur le plan technique, peut intervenir, comme le flou, les mouvements de caméra, les incidents, etc., je ne m’en préoccupe pas. Ce n’est pas ce que je vois. Au moment du montage, les éléments que je veux privilégier sont ceux qui me permettront de ressentir à nouveau ce que je ressentais dans le lieu du tournage, la proximité que j’avais avec ces gens-là, du fait du numérique. C’est vraiment ce ressenti que je veux privilégier, et c’est très rare que je me trompe, en faisant des choix esthétiques par rapport à ce qui s’est passé.
Finalement, ce dont on se rend compte, quand on regarde un film fait avec une façon de filmer autre que celle-là, c’est de cette distance énorme avec le sujet qu’on a traité, bien plus grande que ce qu’on voudrait ! Ce qui m’intéresse, c’est précisément l’inverse.
Le fossé a été tourné avec une équipe plus « traditionnelle ». Avez-vous encore envie de tourner avec une équipe, ou bien le tournage est-il devenu pour vous une entreprise solitaire, quitte à retrouver des collaborateurs au montage et au mixage ?
C’est assez complexe. Parfois, filmer en solitaire, sans équipe autour de soi, est simple ; mais parfois, une bonne équipe ne pose pas de difficultés particulières. On a une liberté quand on peut tourner soi-même, mais ce choix-là ne se fait pas en fonction du sujet. Par exemple, dans le cas du Fossé, j’ai décidé de faire le film en 2004, et j’ai commencé à le tourner en 2008… C’est toujours très simple de prendre la décision de faire un projet, mais une fois la décision prise, on se confronte à la réalité des choses, et c’est à ce moment-là qu’il faut prendre le temps d’examiner les diverses options. Il n’y en a pas une à privilégier sur une autre ; ce qui est important, c’est de décider de faire quelque chose de se mettre en situation de pouvoir le réaliser… et au final d’obtenir un résultat achevé. Quand j’ai tourné A l’ouest des Rails, le travail était très facile, alors que j’étais seul ; dans le cas du Fossé, c’est la décision de faire le film qui a été très simple, et à cause de diverses difficultés, il a fallu que j’opte pour une organisation très différente. Chaque cas est différent. Par exemple, en ce moment, je me dis aussi que si je dois complètement retourner sur un projet en solitaire, ce sera peut-être difficile, parce que la gestion du temps n’est pas la même et que je n’ai pas forcément la même santé physique : tous ces éléments décident parfois pour vous. Par contre, je suis très heureux et satisfait de savoir que jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours pu réaliser les projets que j’ai eu envie de faire, même s’ils ne sont pas tous forcément montrés…
Propos recueillis à Paris le 28 février 2012.
Merci à Pascale Wei-Guinot pour la traduction et Noé Bach pour la captation.
Galerie photos
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