Le 3 novembre 2017
- Dessinateur : Blexbolex
- Festival : Formula Bula 2017
Le festival Formula Bula clôt son épisode 5. Pour finir en beauté, du 14 octobre au 8 novembre, la salle d’exposition de la Médiathèque Françoise Sagan à Paris prête son espace à une rencontre de circonstance entre les livres pour enfants des constructivistes russes et les travaux préparatoires de Blexbolex de son dernier ouvrage Nos Vacances à paraître le 1er décembre chez Albin Michel Jeunesse.
- exposition Blexbolex fantassin du calepin, commissaires Raphael Barban et Thomas Bernard, scénographie atelier 1:1
- exposition Blexbolex fantassin du calepin, commissaires Raphael Barban et Thomas Bernard, scénographie atelier 1:1
De circonstance puisque nous fêtons en ce mois d’octobre les 100 ans de la révolution soviétique, mais également car le dialogue est intense entre ce mouvement artistique du début du XXème siècle et la pensée de l’artiste qui sévit depuis les années 90. Imprimeur, éditeur, illustrateur, auteur de bandes dessinées, Blexbolex arpente les espaces du livre, de l’image, du texte, au cœur de leurs interactions et sensualités propres. De ses tendres imagiers (L’imagier des gens [1], qui a reçu le prix du plus « beau livre du monde » en 2009 ; Saisons Albin Michel jeunesse, 2009, Romance Albin Michel jeunesse, 2013) à ses nébuleux récits (L’œil privé [2], Crimechien [3], Hors-zone [4]), graphisme et narration s’interrogent intimement, portés par des inspirations d’un autre temps (Frans Masereel, Malevitch, ligne claire, estampes japonaises…).
C’est en parcourant l’exposition en sa présence que nous avons pu pénétrer davantage la matière grise de son art.
Libérer le rien
A la suite du cubisme et du futurisme italien, le constructivisme russe, art officiel de la révolution jusqu’en 1921, entend faire table rase de la figuration, en faisant du matériau et des formes simples la grammaire d’une géométrie concrète liée à la vie quotidienne. L’architecture, l’affiche (les fameuses fenêtres Rosta), la peinture, la sculpture, la photographie investissent le cercle, le rectangle, la ligne droite afin de construire l’espace.
- Le poissonnier, Vladimir Tatline, 1915
- Le poissonnier, Vladimir Tatline, 1915
En outre, les livres pour enfants, guidés par les théories pédagogiques de l’époque invitent à la participation du lecteur, à une co-construction, vecteur d’autonomie et d’émancipation.
Alors qu’il réfute toute dimension idéologique, qu’il trouve « très sale », Blexbolex se retrouve pourtant dans cette intention : « Je ne veux pas imposer un discours aux enfants mais qu’ils puissent avoir leur propre lecture, sans sur-imprimer une intention. Je veux même prendre le risque du rejet. J’essaie de multiplier les points de vue possibles. » Il revendique ainsi la radicalité de sa création : « Je veux obtenir une certaine force, et je veux que les choses soient nettes. Ce n’est pas de l’ordre du politique, du discours. C’est plutôt de l’ordre de la décision. Le fait de définir un personnage en trois couleurs comme dans Crimechien me permet de dire que je vais vous emmener dans une histoire policière, mais je veux la traiter de la manière la plus fausse possible. Je veux que ce soit un choix très tranché. »
- Crimechien, Blexbolex, Cornélius, 2012
- Crimechien, Blexbolex, Cornélius, 2012
En parallèle du constructivisme, le suprématisme de Malevitch recherche une forme pure de l’art qui, par l’abstraction, proclame le pouvoir de la couleur, affirme l’espace du tableau, le temps, et permet ainsi de « libérer le rien ».
C’est lors de ses études aux Beaux-Arts d’Angoulême que Blexbolex découvre le Carré blanc sur fond blanc, ainsi que les travaux du Bauhaus - notamment le ballet triadique d’Oskar Schlemmer-.
- Autoportrait, Malevitch, 1915
- Autoportrait, Malevitch, 1915
L’héritage de ces pensées avant-gardistes ne fait aucun doute chez Blexbolex. Faisant dialoguer l’angle et la courbe, signifier les couleurs, dire l’espace, l’auteur énonce le vocabulaire d’un art qui construit sa matière. Et en effet, de ces mots : « Ces recherches m’intéressent parce qu’elles touchent à la mise en scène de la forme. Découvrir que tout cela existait a été intense pour moi. » « Il y a le même principe de réduction. De couleurs, de formes. Tous ces gens-là ont travaillé sur la façon d’agir sur la page, comment elle devient dynamique, intéressante. Et ce qu’elle doit apporter. » Dans L’œil privé se glisse d’ailleurs « Je fais du rien ma matière première. »…
Grammaires
Pourtant, ses premières œuvres auto-produites, ses collaborations avec Le Dernier Cri, United Dead Artists ou CBO sont alors sous influence de l’underground américain. Mais revêtent dès leurs origines une attention faite à l’objet livre : formé à la sérigraphie, Blexbolex voit la publication comme un acte de recherche. Ensuite éditeur chez Cornélius, il lance la collection « Louise », consacrée à des ouvrages en bichromie : « Je voulais attirer l’attention des auteurs sur la technique d’impression. Je constatais autour de moi que les dessinateurs de bande dessinée n’avaient aucune idée de la manière dont leurs livres étaient produits. En réduisant la gamme à deux couleurs, je voulais les contraindre à rentrer dans cette technique, et leur en faire comprendre le fonctionnement. » Lorsqu’il se rend aux Etats-Unis pour voir Gary Panter ou David Sandlin qu’il publie, il rencontre également Richard Mc Guire, et découvre alors ses livres pour enfants. « C’est ça qui m’a ramené vers ce vocabulaire des formes. » L’auteur du magistral Ici [5] convie donc Blexbolex au dénouement d’une remise en question fondamentale. Héritage dont on retrouve la trace évidente dans la scénographie des pages de Nos Vacances, qui juxtaposent, par le biais d’inserts d’images, des instants, des espaces, et construisent tant notre trajet de lecture que les relations entre les personnages.
- Nos Vacances, Blexbolex, Albin Michel jeunesse, 2017
- Nos Vacances, Blexbolex, Albin Michel jeunesse, 2017
Dans cet ouvrage, le récit repose sur un « rien » évoqué précédemment : « Les vacances, c’est un moment vide . La petite fille du récit est très heureuse de ce vide, elle est en apesanteur. Ce qui vient déranger ce moment de plénitude, c’est un corps étranger, une perturbation dans ce qui n’est désormais plus vide. J’avais envie de vivre comment on occupe notre temps : en créant des tensions et des conflits, qui sont un des moteurs de la narration. Après, tout découle de ça. Les différentes interventions des uns et des autres sont induites par l’idée de retrouver un état d’équilibre. »
Place à l’image, et surtout aux gestes et expressions des acteurs de la narration. Alors que Romance - en faisant disparaître, puis se reformer un texte en pointillé, manquant – déclarait déjà la fragilité des mots, Nos vacances les congédie tout à fait. Inspiré de la Morphologie du conte de Vladimir Propp [6], Blexbolex fait de ses personnages des fonctions, qui se perturbent, s’opposent, tentent d’être médiateurs, ou fuient le schéma imposé… Se retrouve ici la pensée constructiviste : ils sont des formes dont on étudie la dynamique, engendrée par des forces intrinsèques ou extérieures, comme le temps dans Nos Vacances. « Le temps est à la fois un acteur et un élément de stress. Il correspond à la double page. C’est le temps de ce moment-là. C’est plus pour mettre la pression sur les personnages, qui ont complètement conscience de ce temps. Ils sont prisonniers du moment, de leur action, des conditions dans lesquelles ils sont. »
Comme dans ses imagiers, le sens repose en effet sur des analogies, antagonismes, au rythme de motifs fonctionnant comme des repères et d’actions perturbatrices. Ici, les papiers peints, pièces de la maison, objets, ou gestes installent une stabilité, qui n’a de but que d’être bouleversée.
Créer les lieux de l’existence
Si l’exposition s’aborde par le panneau consacré au scénario, tout commence en réalité pour l’auteur par la conceptualisation d’un mécanisme qui gouvernera l’œuvre. Du petit carnet tiré de sa poche, il montre ainsi des dessins de formes géométriques. « J’ai essayé de comprendre rétrospectivement comment fonctionnaient Saisons ou Les Gens. Les Gens je l’avais vraiment construit sur une spirale qui s’écarte. Et Saisons c’est une spirale qui se déplie : ça fait des boucles, qui correspondent au chapitrage. Le titre, puis les quatre saisons forment la première boucle, une autre boucle correspond à la petite enfance (qui fait 16 pages, 4x4), la suivante correspond à l’adolescence, et la dernière à l’âge adulte. Le livre est découpé comme ça, en cinq moments.
Je travaille sur la forme du livre, donc je me demande comment il va fonctionner. Ce qui va en être le moteur. Pour Nos vacances, je suis tombé sur des émissions internet sur le jeu vidéo, je me suis alors intéressé aux notions de game design, de game play… Je me suis demandé comment organiser les pages en fonction de règles tirées du créateur des jeux de Doom qui sont assez simples en fait :
– Toujours donner la clé
– Etablir un ensemble de règles claires le plus tôt possible.
– Doser la difficulté
– Augmenter la difficulté
– Distribuer surprises et récompenses tout au long de la lecture
– vocabulaire de formes et de couleurs adapté à chaque étape
– champs lexicaux et/ou narratifs établis en amont
– tout ce qu’on peut voir est une partie de l’ensemble
– …
Je me suis dit que tout ce qu’il avait établi était adaptable à une lecture. On peut doser l’action du lecteur d’une manière qui pourrait être similaire à celle du joueur. C’est ça qui m’intéressait pour Nos vacances. »
Du découpage, au tressage de la narration, en passant par la topographie du décor - le tout extrêmement maîtrisé – Blexbolex, construit l’architecture du récit, qui ne cherche finalement qu’à se libérer de ses contraintes créatrices : « Il y a un moment où il faut faire péter les règles, instaurer un autre mode que l’on peut injecter dans ce qui va suivre. Pour créer une caisse de résonance, donner une profondeur. » Toutes ses œuvres s’appuient en effet sur un processus de débordement. Hors-zone, de la manière la plus tranchée, disperse ses motifs, déstructure la narration, fait exploser la violence. Mais bien loin d’agresser son lecteur, le livre l’invite avant tout à s’émanciper. Comme cette petite fille de Nos Vacances qui, de ses difficultés relationnelles, se dérobe dans ses rêveries, s’évade vers les étoiles et grimpe dans le wagon d’un Train de nuit dans la voie lactée [7]. Si les réponses à ses conflictualités resteront probablement suspendues, elles auront néanmoins su créer les lieux de son existence.
Construire donc, pour mieux « faire voler en éclat la grammaire », bâtir pour aménager des espaces de liberté, intellectualiser pour susciter la sensualité. Voilà l’art magistralement complexe de Blexbolex.
- Nos Vacances, Blexbolex, Albin Michel jeunesse, 2017
- Nos Vacances, Blexbolex, Albin Michel jeunesse, 2017
NB : Le Salon du Livre et de la Presse de Montreuil 2018, invitera à la découverte d’une installation immersive consacrée à Nos Vacances. [8]
[1] Albin Michel jeunesse, 2008
[2] Les Requins Marteaux, 2006
[3] Cornélius, 2012
[4] Cornélius, 2012
[5] Gallimard, 2014 pour la version française
[6] paru en 1928, et en 1965 au Seuil pour la version française
[7] de Kenji Miyazawa (publié en 1934 et en 1989 Au Serpent à Plumes pour la version française) dont les contes sont une influence majeure pour Blexbolex
Galerie Photos
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