Prix de Flore 2002
Le 13 novembre 2002
Quand l’autobiographie atteint ce niveau d’exigence, il devient vain d’épiloguer sur les effets de mode. En se délivrant de son enfance par les mots, Grégoire Bouillier s’impose d’emblée comme un écrivain. Un vrai.
- Auteur : Grégoire Bouillier
- Editeur : Allia
- Genre : Autobiographie
Les adeptes du "j’écris donc je suis" ont envahi la scène littéraire française. C’est la maladie du "je", hautement transmissible et passablement lucrative. Le lecteur aime à se consoler de ses petites misères à la lecture de celles des autres. Paraît-il. Qu’on lui fournisse ce qu’il goûte, raisonnent les éditeurs. Jusqu’à l’écœurement. Ce préambule mi-figue, mi-raisin pour expliquer le bâillement à peine réprimé en prenant en mains un joli objet de petite taille, couverture noire, photo sépia, larges rabats, papier crème et cahiers cousus au fil de soie.
"J’ai eu une enfance heureuse." Première phrase du petit bouquin. Suit une description au scalpel, froide et détachée, de la tentative de suicide d’une mère. Le drame laisse une tache de sang sur le mur, qui sert de cible à l’enfant pour jouer aux fléchettes. "[...] lorsque je mets dans le mille, j’imagine retrouver un bref instant la faculté de parler sans crainte". Dans le mille, effectivement, cette écriture sèche, distancée, pleine d’ironie sous-entendue, dépourvue du moindre larmoiement. Parler sans crainte ? Il a fallu que Grégoire Bouillier atteigne la quarantaine pour juguler ses angoisses sur le papier. Une mise a nu sans aucune complaisance. Encore moins de suffisance. Dépouillée et percutante.
Au rythme fluctuant de la mémoire, l’auteur pêche ses souvenirs de bric et de broc, sans chronologie, et tente de comprendre qui il est. Sa mère n’a-t-elle pas eu la "bonne idée" de lui révéler qu’il avait été conçu lors d’une partie de jambes en l’air à trois ? Drôle de mère, drôles de parents, drôle d’enfance "heureuse" décrits avec sobriété et concision, comme il convient à un rapport. Pressentant que "l’histoire se répète d’une manière caricaturale", Grégoire Bouillier fouille à la manière psychanalytique les retentissements des jeunes années sur l’âge adulte. Les faits sont poignants, les relations avec la mère, le père, le frère, effrayantes, le constat lugubre. Le récit se clôt en miroir par un autre suicide raté de la mère. N’y aurait-il pas d’issue ? Et quel serait le sens de la vie s’il n’existait, en parallèle de cet amoncellement de calamités, certains petits bonheurs inouïs ? Ceux que les femmes, par exemple, sont à même de procurer. Etonnement devant la saveur douce-amère de l’existence que Grégoire Bouillier résume en une formule éblouissante : "l’absolu dégingandé de la vie". Preuve que l’autobiographie, à ce niveau d’exigence littéraire, peut révéler un écrivain. Un vrai.
Souhaitons que l’auteur, rescapé de son enfance maintenant conjurée par les mots, continue à tracer son sillon de plume, comme son récent Prix de Flore devrait l’y encourager. Et que le bien nommé Grégoire, "celui qui veille, l’éveillé" - étymologie qu’il nous indique dans son récit - continue à nous réveiller d’aussi belle manière...
Grégoire Bouillier, Rapport sur moi, Allia, 2002, 159 pages, 6,10 €
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andrebazin 11 mars 2006
Rapport sur moi
“Rapport sur moi” commence par un vaste mensonge. La première phrase du livre est : « j’ai eu une enfance heureuse », puis s’ensuit le récit d’une vie douloureuse, entre mère maniaco-dépressive suicidaire et père passif, frère aux mains baladeuses et amitiés difficiles, amours tumultueuses et mois passés dans la rue, environnement libidineux et pulsions incestueuses, fortunes improbables et dérives en tous genres. Une vie douloureuse, donc, mais guidé par « L’odyssé » d’Homère, Grégoire Bouillier est un exemple de résilience, cette capacité à sortir plus fort de traumatismes passés. La preuve réside dans ce livre, fin, subtil, où l’auteur ne s’apitoie jamais sur son sort grâce à un style tout en retenue. Entre de mauvaises mains, cette autobiographie aurait peu devenir glauque, écueil qu’évite haut la main un écrivain inspiré.
« Rapport sur moi » commence par un vaste mensonge mais se poursuit avec la plus grande sincérité ; une sincérité sans fioritures et bouleversante.