Le 25 juin 2024
Un grand film sombre et glacé, où la maîtrise de Bertolucci éclate à chaque plan.
- Réalisateur : Bernardo Bertolucci
- Acteurs : Jean-Louis Trintignant, Stefania Sandrelli, Pierre Clémenti, Gastone Moschin, Dominique Sanda, Yvonne Sanson, Milly
- Genre : Drame
- Nationalité : Français, Allemand, Italien
- Distributeur : Les Acacias, CIC Distribution
- Durée : 1h51mn
- Reprise: 4 novembre 2015
- Titre original : Il Conformista
- Date de sortie : 17 février 1971
- Festival : Festival de Berlin 1970
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Résumé : On aurait pu taxer Marcello de nihilisme. Et pourtant, dans cette Italie des années 30, Marcello, être faible, obsédé par un crime qu’il croit avoir commis, alors qu’il n’était qu’un enfant, a opté pour le fascisme, par lacheté ou plut t par "conformisme". C’est pour être "dans la norme" qu’il a épousé la très bourgeoise Giulia et c’est pour rester "dans la norme" qu’il a accepté d’espionner et d’abattre le professeur Quadri qui mène, à Paris, une campagneanti-fasciste...
Critique : Entre l’adaptation de Borges (La Stratégie de l’araignée) et le sulfureux Dernier tango à Paris, Bertolucci met en scène, à partir du roman de Moravia, ce sommet d’esthétisme glacial qu’est Le Conformiste. Clairement, le film se décompose en deux parties : la première est un puzzle qui vise à « expliquer » la personnalité de Marcello, magnifiquement interprété par Jean-Louis Trintignant, à partir d’un traumatisme enfantin ; la seconde, plus linéaire, culmine avec la scène insoutenable du meurtre, dilatée et magnifiée par le montage. C’est que le cinéaste vise à percer le mystère d’un homme qui aurait pu être tout autre chose qu’un fasciste, si ne le tenaillait le désir d’être « normal ». On pense évidemment à la banalité du mal selon Hannah Arendt, qui théorisa cette démission de la pensée, cette abdication face au totalitarisme. Marcello incarne ce rêve d’être « comme les autres », lui qui semble solitaire, qui a vécu enfant des brimades et un rapport homosexuel suivi d’un meurtre. Sa famille elle-même, entre un père fou et une mère qui vit au milieu de ses chiens et de sa drogue, représente l’« anormalité » insupportable. Au fond, il ne lui reste qu’à aller dans une direction opposée, c’est à dire être acteur et non plus victime ; cette volonté se traduit par des petits gestes (frapper le chiot de sa mère), par la violence commandée (le chauffeur chassé puis, bien sûr, le double meurtre), mais aussi par la « famille normale », une épouse niaise (Stefania Sandrelli) et son épouvantable mère.
- © Les Acacias
S’il entrevoit une autre vie possible à Paris, avec Anna (sublime Dominique Sanda), que l’opposition entre les couleurs désaturées en Italie et chaudes en France met en valeur, son âme damnée, et le chauffeur fasciste, le remettent dans le « droit chemin » : c’est que, on le sait au moins depuis Camus, mettre le doigt dans un engrenage ne laisse plus d’autre choix que d’aller jusqu’au bout. Marcello ne peut que se perdre et résister aux supplications d’Anna. Son itinéraire le conduit à la fin du film à la dénonciation de Lino, son amant toujours vivant, et d’Italo, son ami aveugle, en un dernier geste aussi désespéré que vengeur. Mais la dernière image est cruelle : assis derrière une grille réelle et symbolique de son nouvel enfermement, il n’a plus rien ; ce qui justifiait son engagement est un leurre, sa vie un gâchis.
- © Les Acacias
Dans cette analyse psychanalytique, Bertolucci brosse également le tableau d’une Italie qui n’en finissait pas de digérer son fascisme : les décors somptueux, écrasants, sont peuplés d’arrivistes médiocres ; la religion, rendue omniprésente par des images, est une coquille vide (voir la scène de la confession) ; au final seul le décorum compte, seules les apparences, avec les jeux de miroirs et de reflets, ont quelque réalité. Le cinéaste n’est pas pour autant tendre avec le retour de la démocratie : le peuple s’est simplement retourné, prêt à suivre un autre chef avec le même aveuglement, et peut-être la présence de nombreux chiens dans le film est-elle une métaphore de ce comportement.
On l’a dit, Bertolucci filme en esthète : la lumière, les cadrages, la scénographie sont d’une maîtrise absolue, à la limite de la préciosité. Des travellings fluides à celui, tremblant, de la poursuite d’Anna, c’est un éblouissement permanent mais l’impression de gratuité qu’on peut parfois ressentir (par exemple dans telle scène filmée en cadrage oblique) s’efface devant l’intelligence de la réalisation. On trouvera sans peine des partis pris qui dépassent le scénario pour exprimer l’indicible ou interpréter ce qui n’est qu’esquissé : la lumière qui baigne l’étreinte dans le train, le jeu d’ombre quand le dialogue évoque la caverne de Platon, la séparation des deux époux par une étagère à la fin du film, autant de plans qui ajoutent une signification seconde (ou première) à la narration. De même, pour rendre plus oppressante une histoire qui l’est déjà singulièrement, le cinéaste « cache » régulièrement un troisième personnage : « Arbres », le chauffeur, ou la belle-mère ou, évidemment, Manganiello, l’agent fasciste. Car dans ce monde policé, l’intimité est une illusion, une de plus.
- © Les Acacias
S’appuyant sur la belle et entêtante musique de Georges Delerue, Bertolucci compose une manière de chef-d’œuvre distant, dont la froideur impitoyable est le reflet d’une vision extraordinairement pessimiste, celle d’un monde dans lequel les purs sont impitoyablement écrasés. Trintignant y est impérial, raide et glacé, mais les seconds rôles (Pierre Clémenti, Gastone Moschin) comme l’attention perpétuellement accordée aux détails sont pour beaucoup dans cette réussite, sans doute l’un des films les plus noirs et désespérants sur la condition humaine jamais produits.
- © Les Acacias
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