Le 12 juin 2019

- Date télé : 12 juin 2019 22:45
- Chaîne : Arte
Un documentaire passionnant sur l’un des artistes les plus influents du vingtième siècle.
News : On ne va pas pontifier. Mais quand même : en 1913, Duchamp rédige l’une des questions esthétiques les plus fondamentales du vingtième siècle : peut-on faire des oeuvres qui ne soient pas d’art ?
Comment le génial créateur du ready-made a-t-il pu parvenir à l’idée de ces objets manufacturés que l’artiste se réapproprie, sans en être l’auteur ? Le passionnant documentaire d’Arte remet en perspective toute l’oeuvre de Marcel Duchamp, en reprenant la chronologie du parcours esthétique (des premiers tableaux sous influence impressionniste, aux productions cubistes, directement redevables à Braque et Picasso). Le film aborde aussi l’indéniable influence de la science et des progrès technologiques qu’elle engendre (la radiographie ou la chronophotographie), qui ont contribué à bouleverser notre regard sur le monde, ont infléchi le rapport du créateur à l’espace, mais aussi, beaucoup plus largement, la façon dont la production artistique peut exprimer ces nouvelles perceptions induites par les avancées scientifiques. Mais cela ne suffisait pas encore : Duchamp a surtout expérimenté une nouvelle manière d’être artiste, qui a tenu compte de l’aporie picturale à laquelle il était arrivé avec Nu descendant un escalier. Le film se penche évidemment sur Fontaine qui, en 1917, provoque le scandale médiatique et marque une rupture décisive.
La révolution que constitue le ready-made fait littéralement disparaître le processus de création, pour en arriver à sa conclusion, réinterroge aussi la notion d’auteur, tout en lui donnant une valeur éminemment universelle, démocratique, interpelle le destinataire sur ce qui détermine la qualité de la production esthétique ou l’appartenance au champ artistique. Les commentaires qui accompagnent ce moment essentiel sont particulièrement éclairants, comme le sont les explications qui s’attardent sur cet homme très joueur (on ne dira jamais à quel point il était bon aux échecs), analysent sa tendance, finalement très logique, à démultiplier les identités en devenant tantôt R. Mutt, tantôt Rrose Sélavy. Comment, après avoir mis à mal la notion insécable d’auteur, Duchamp pouvait-il se contenter d’être un artiste repérable ? De la même façon, comment croire que, conformément à sa manière d’envisager l’art, il ait pu couronner ses amitiés avec les dadaïstes et les surréalistes, en faisant allégeance à leur mouvement ?
Pas plus qu’il ne prolonge le mythe séculaire d’un être propriétaire de ses créations, il n’empêche la reproduction de ses oeuvres, pour ne pas brider une liberté artistique à laquelle Duchamp a donné sa forme la plus belle, parce que la plus radicale. Ce génial empêcheur d’inventer en rond a également engendré une tension tout à fait intéressante, qui parcourt la critique depuis plus d’un siècle : si n’importe quoi, potentiellement, peut devenir artistique, alors on peut à la fois s’en réjouir et s’en désoler, au nom du sens que l’on y met. Mais, après tout, c’est le problème du récepteur. A la fin du documentaire, Duchamp dit avoir voulu abandonner l’art, comme d’autres abandonnent une religion.