Le 3 avril 2025

C’est à Marseille, lors du festival Music & Cinéma, que nous avons pu nous entretenir avec Clément Ducol, compositeur de la bande originale, césarisée et oscarisée, d’Emilia Pérez. Pour nous, il lève un coin du voile sur la fabrication du film et le rôle de premier plan qu’y a jouée la musique. En scène !
Avec Camille, comment s’est faite votre participation à Emilia Pérez ?
J’ai connu Jacques Audiard par un ami commun : Philippe Martin, producteur à la tête des Films Pelléas, qui savait que j’avais assuré la direction musicale d’Annette de Leos Carax. Jacques cherchait quelqu’un pour sa propre comédie musicale mais ne savait pas vers qui se tourner – et il fallait quelqu’un ayant à la fois le temps et l’envie de faire ça. Un jour, en emmenant mes enfants à l’école, je reçois donc un petit texto de Jacques Audiard : « Je m’apprête à faire une comédie musicale. Si ça vous intéresse, prenons un café. » On a pris un café, on a parlé de danse, de musique, d’opéra – puis il m’a fait rencontrer son coscénariste Thomas Bidegain.
Rapidement, ils m’ont dit qu’ils ne savaient pas écrire les textes de chansons et voulaient savoir si j’avais quelqu’un en tête pour le faire. Très naturellement, j’ai pensé à Camille, dont ils connaissaient un peu le travail. Elle a commencé à écrire les chansons puis, de fil en aiguille, à les composer avec moi.
À quel stade en était le scénario lorsque vous avez commencé à travailler ? Les différentes pièces étaient-elles déjà en place, ou Jacques Audiard et Thomas Bidegain comptaient-ils vraiment sur les chansons pour faire le reste du chemin ?
Quand j’ai commencé à échanger avec Jacques, je m’attendais à recevoir un scénario ; en fait c’est un traitement d’une vingtaine de pages qu’ils m’ont donné ! Ils voulaient que l’on parte de cela, y compris pour la musique : ils ne voulaient pas musicaliser des dialogues pré-écrits mais que les chansons prennent en charge la narration. Que le scénario découle de la musique, plutôt que l’inverse.
Vous avez donc travaillé le scénario à quatre coauteurs ? Cela s’est fait collectivement ?
Oui, cela s’est fait de façon très vivante et libérée, sans méthode précise ni référence préétablie. Et, surtout, sans vérité imposée ni aucune certitude. On s’est enfermés tous les quatre dans le Périgord, dans un très bel endroit qui disposait d’un studio d’enregistrement. Le matin, on travaillait « sur table » à partir du traitement original, en pointant, Camille et moi, les moments qui pouvaient devenir des chansons – tandis que Jacques et Thomas nous parlaient de leurs idées de mise en scène. L’après-midi, on écrivait et enregistrait nos chansons au studio. Camille a travaillé directement en espagnol, sans passer par le français, avec l’aide d’une consultante mexicaine. Le soir, on écoutait tous ensemble ce qui avait été enregistré. Il y avait parfois une forme de jubilation, tant les chansons servaient de catalyseur pour la narration et l’émotion. Surtout que cela permettait à Jacques et Thomas de jeter des dizaines de pages de scénario et de passer à la scène suivante !
Aviez-vous des références précises en tête, d’autres comédies musicales qui vous avaient inspiré ?
Notre principale inspiration était l’histoire et l’amour qu’on portait aux personnages. Bien sûr, on a aussi eu quelques coups de cœur, comme Cabaret ou Hair, souvent des œuvres inscrites dans des contextes de révolte, qui étaient le reflet politique et sociétal de leur époque. Et, dans un tout autre registre, Les chansons d’amour de Christophe Honoré.
Vous le disiez, dans une comédie musicale, les personnages s’expriment en chantant. Il faut donc trouver la voix de chaque personnage, qui lui est très spécifique ?
On souhaitait d’emblée ne pas faire quelque chose d’artificiel, comme c’est souvent le cas dans ce genre de film. Jacques Audiard aime d’ailleurs dire qu’il n’aime pas les comédies musicales. Si je décrypte ce qu’il veut dire, c’est que, souvent, une chanson de comédie musicale est un regard, un reflet, sur une scène qui vient de se passer, mais elle ne prend pas complètement en charge la narration. Cette artificialité peut aussi se manifester dans le son et l’image : le son devient parfait, les gens chantent et dansent très bien, la lumière change. Tout devient très théâtral ! On voulait éviter ça, puisqu’on aimait bien les fragilités vocales, les voix imparfaites. Je dis ça, d’ailleurs, mais « imparfait » est un terme que je n’aime pas. Beaucoup de personnes disent qu’elles ne savent pas chanter, mais c’est souvent un complexe qu’elles ont avec leur voix.
Surtout, on savait que tous les personnages ne chanteraient pas. Pourquoi ? Car se mettre à chanter veut dire que l’on est déjà en train d’enchanter, de transformer son quotidien – on est déjà dans l’élévation, on emprunte un chemin spirituel, voire de rédemption. Par exemple, le personnage de Gustavo, le mari de Jessi, ne chante pas ; ce n’est pas un personnage inintéressant mais c’est un petit malfrat. Pour nous, le chant devait s’inscrire dans une filtration du réel dans le quotidien : les sons de la ville peuvent devenir des percussions. Là, je suis en train de parler mais [il chantonne, NdR] je peux très bien, honnêtement et de façon complètement fortuite, me mettre à chanter.
Les instruments utilisés, les arrangements retenus, étaient d’une grande importance également ?
Au début, Jacques nous a dit : « On s’en fout, on se met autour d’un piano et on verra ! » J’ai dit non : il fallait que, dès le départ, on trouve quelque chose, une « couleur » musicale. On a donc testé plein de choses, je lui faisais écouter diverses sonorités : de l’orchestre, des guitares, des chœurs plus ou moins vastes… Cette couleur s’est teintée petit à petit, et au fur et à mesure : après le travail d’écriture est venu le tournage. Certains acteurs – et surtout certaines actrices – nous ont donné envie d’écrire différemment.
À quel point les actrices ont-elles influencé les personnages et les chansons ?
Selena Gomez, par exemple, est arrivée sur Emilia Pérez très tardivement. À l’origine, on avait écrit pour Jessi une chanson très énervée, très punk : on la voyait dans un bar prendre de la cocaïne, avoir des relations sexuelles très hard avec un homme qu’elle a rencontré… Or, en rencontrant Selena, Jacques nous a dit : « Je la veux absolument. Par contre, je vais devoir revoir le personnage, et cette chanson, ce n’est plus possible. »
Selena a beaucoup de fragilités, c’est quelqu’un de très intense, et Jacques nous disait : « Très humblement, je veux lui faire du bien, que ce film lui fasse du bien. Aidez-moi à la raconter, elle, en tant que femme. » On a donc regardé le documentaire consacré à la vie de Selena Gomez, My Mind & Me, puis on a très rapidement écrit et composé Mi camino, chanson de l’émancipation du personnage.
Vous clôturez le long-métrage avec une adaptation des Passantes de Brassens. D’où vous est venue l’idée ?
C’était une idée de Thomas Bidegain. Un jour, en studio, on parlait de la fin, on avait cette idée de terminer sur la béatification d’Emilia. On voulait une musique s’émancipant de l’action, partant de très bas pour ensuite monter, monter, monter – comme une ritournelle. Partant de là, Thomas nous dit : « Pourquoi on ne ferait pas une procession, pour celle qui est devenue une sorte de sainte ? » Il nous a alors fait écouter une reprise des Passantes de Brassens, enregistrée par une banda cubaine, sans paroles. On a trouvé l’idée géniale, d’autant qu’il y a beaucoup de bandas au Mexique aussi. J’ai donc réarrangé la chanson et Camille a écrit des paroles, qui évoquent au départ l’originale de Brassens, avant de diverger. Cette chanson était aussi un bon moyen de tisser un lien avec la France.
Lorsque vous travaillez comme arrangeur avec des chanteurs, c’est également un effort collectif. En quoi ce rôle diffère-t-il pour autant de votre travail de compositeur ?
Il y a des points communs car, lorsque je suis arrangeur ou réalisateur musical pour les artistes, c’est effectivement un travail que l’on fait en commun. Dans tous les cas, il faut toujours rester ouvert à la collaboration – même si cela exige une image très claire de ce que l’on veut entendre. Fixer un cadre, au sein duquel on sera ouvert à la rencontre, puisqu’il est toujours dommage de brider un artiste avec des sonorités préétablies. Même lorsque j’orchestre certaines chansons, je reste à l’affût de ce qui pourrait sonner mieux et je demande beaucoup l’avis des musiciens.
Par exemple, je viens de terminer un disque avec Thomas Fersen, Le choix de la reine, pour lequel il a réenregistré certains des titres les plus marquants de sa carrière. Or, ses albums étaient déjà très arrangés et écrits. Il aurait été assez complexe de réarranger un titre déjà très arrangé… En plus, j’adore ce que l’arrangeur de l’époque, Joseph Racaille, avait fait. Ce que j’ai préféré faire, c’est « déshabiller » et épurer les chansons, les ramener à l’os. D’où cette idée des percussions classiques : marimba, vibraphone et glockenspiel.
Vous avez par ailleurs composé les chansons de Linda veut du poulet. Il s’agit d’un film d’animation, votre tâche en tant que compositeur est-elle alors fondamentalement différente ?
Pas vraiment. La différence principale était qu’il fallait ici écrire trois ou quatre chansons, pas quinze ! En revanche, on devait aussi les composer avant que soit dessiné le long-métrage, puisque l’équipe en avait besoin pour créer les mouvements des lèvres. En animation, on a davantage de liberté puisque – si le budget le permet –, on peut décider de changer la mise en scène, le décor, les couleurs… ce qui, en live action, est évidemment impossible !
Pour le reste, en animation ou prise de vue réelles, le principal reste le même : partant d’un scénario ou d’une image, comment est-ce que, moi, je me connecte à mes émotions ? Qu’est-ce que je ressens, et comment le retranscrire musicalement ?
Propos recueillis par Robin Berthelot