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Le 20 août 2003
Un roman magnifique, aux frontières du surnaturel, dans lequel trois hommes font revivre, par la seule force de leur liberté de pensée, le monde juif englouti dans la tourmente de la dernière guerre.
- Auteur : Alain Fleischer
- Editeur : Editions du Seuil
- Genre : Roman & fiction, Littérature blanche
- Nationalité : Française
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L’auteur de En zone frontalière signe un second roman sombre, en partie situé en Irak, et où la souffrance endosse le rôle de personnage principal.
Budapest, 1973. A l’occasion des trente ans du baccalauréat, trois amis juifs se retrouvent et décident au débotté d’aller passer ensemble quelques jours dans les immensités de la puszta hongroise. A partir de cet argument que l’on pourrait qualifier de rudimentaire, l’extraordinaire talent de conteur d’Alain Fleischer se met en marche pour envoûter le lecteur pendant plus de quatre cents pages. Voici que se matérialisent Tibor, Jakub et Mór, personnages excentriques et touchants. Ces trois raisonneurs et grands échafaudeurs d’hypothèses, accompagnés d’une jeune fille fantasque, seront lancés, à bord d’une Daimler 1933, dans un prodigieux voyage à la fois onirique et philosophique : un voyage dans la relativité.
Car c’est aux marches du temps et aux confins de l’expérience humaine que nous convoque ce magnifique roman où la vie est personnifiée par cette ancienne voiture dépourvue de marche arrière. Ne s’agirait-il que d’avancer, avancer toujours, et avancer encore en ne laissant derrière soi qu’absence et destruction ? La perte de ce qui se soustrait au regard est-elle inéluctable ? Ou plutôt, comme s’ingénie à le prouver Jakub dans ses labyrinthiques et parfois fumeuses démonstrations, ces choses que l’on croit perdues ne sont-elles pas tout simplement cachées dans les replis du temps, gigantesque accordéon conservant dans ses angles morts la mémoire intégrale du passé ?
Variant à l’envi les points de vue, raisonnant en cascade dans des perspectives sans cesse renouvelées, sondant les tréfonds de la pensée en allant toujours plus loin dans un vertigineux jeu de postulats et de solutions jamais définitives, Alain Fleischer nous entraîne dans un tourbillon baroque, grouillant de signes à décrypter, d’objets métaphoriques ou initiatiques. Sa splendide écriture, toute en longues périodes musicales et rythmées, se développe en scènes parfois belles à pleurer, parfois emplie d’une drôlerie sous-entendue et irrésistible. Sa puszta de légende est parsemée de villages fantômes, de renards aux yeux luisants gardiens de nécropoles, de batailles gigantesques se déroulant dans le ciel à l’heure de la fata morgana, ce mirage ainsi nommé d’après la fée Morgane du cycle arthurien, dont le château avait la faculté d’apparaître puis de disparaître au-dessus des flots.
Tels des Parsifal dans leur quête du Graal - espace mythique qui se trouve caché derrière les choses -, les protagonistes de ce roman fulgurant d’intelligence, de virtuosité et d’érudition sont à la poursuite de ces dimensions du temps qui nous échappent. Bercés par la Chacone de Bach jouée sur un violon tzigane, isolés aux frontières du surnaturel, leurs spéculations échauffent leur imaginaire pour les porter - eux, les survivants de la barbarie - à vivre en pensées dans les strates anciennes du temps. Ils retrouveront, par la seule force de leur liberté d’esprit, le monde englouti corps et biens dans les fumées des camps de concentration, pour devenir à la fois "les descendants et les contemporains de ceux qui chantent dans une langue oubliée".
En parvenant à faire résonner de manière si assourdissante "le grand silence des Juifs après Auschwitz", l’artiste polyvalent et surdoué venu tardivement à l’écriture qu’est Alain Fleischer [1] nous prouve tout bonnement qu’il est en train de construire une œuvre majeure et indispensable. De celles qui s’attachent à dépeindre, avec la plus grande des profondeurs et dans un style unique, la condition de l’homme. Et ceci, "au-delà des failles de notre vision".
Alain Fleischer, Les angles morts, Seuil, 2003, 410 pages, 20 €
[1] Hongrois d’origine, né à Paris en 1944, Alain Fleischer s’est consacré tour à tour - et avec bonheur - au cinéma, à la photographie et aux arts plastiques avant d’aborder de front la littérature. Incroyablement prolifique, il a mené à bien, depuis 1999, un recueil de nouvelles, La femme qui avait deux bouches et trois romans, Quatre voyageurs, Le trapéziste et le rat, Les ambitions désavouées, tous publiés au Seuil.
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