Le 22 octobre 2024
Retour sur l’un des films les plus connus d’un cinéaste dont on parle moins aujourd’hui : Emir Kusturica.
- Réalisateur : Emir Kusturica
- Acteurs : Davor Dujmovic, Bora Todorović, Ljubica Adzovic, Husnija Hasimovic, Sinolicka Trpkova
- Genre : Drame, Fantastique, Film culte
- Nationalité : Britannique, Italien, Yougoslave
- Editeur vidéo : Carlotta Films
- Titre original : Dom za vesanje
- Date de sortie : 15 novembre 1989
- Festival : Festival de Cannes 1989
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Résumé : La dramatique vie de Perhan, fils naturel d’un soldat et d’une Tzigane, qui rêve d’un avenir riche et heureux. Élevé par sa grand-mère qui l’adore, il est bientôt arraché à elle et part en Italie travailler pour un trafiquant d’enfants. Il reviendra au pays mais ne réussira pas à réaliser son rêve.
Critique : Ce qui frappe au premier lieu devant Le temps des Gitans, troisième film d’Emir Kusturica, c’est à quel point le cinéaste y apparaît désenchanté (le fut-il toujours autant ?). Non pas que l’enchantement de son fameux « réalisme magique », à propos duquel on a tant glosé, serait en berne – comme dans le reste de sa filmographie, de nombreuses séquences oniriques, inventions lyriques et moments franchement fantastiques figurent au film. Le désenchantement se trouve plutôt du côté du récit, qui s’attache à dépeindre – et par le menu – les conditions de vie misérables du peuple Rom des Balkans, des bidonvilles yougoslaves jusqu’aux larcins milanais. Le protagoniste, Perhan, pour gagner l’argent nécessaire à ses épousailles avec sa bien-aimée et aux soins de sa sœur malade, va quitter sa famille et mendier dans les rues italiennes. Il n’arrivera en fin de compte qu’à une chose : reproduire, une fois devenu une figure installée de la petite délinquance Rom, le tort qui lui fut fait en achetant à son tour des enfants et des estropiés pour qu’ils volent et fassent la manche à son compte.
Plus encore que l’appel à des éléments surnaturels – les pouvoirs télékinétiques de Perhan occupent une place finalement congrue dans l’histoire – le style du cinéaste franco-serbe consiste à toujours faire dérailler le cours d’une mise en scène attendue des événements afin de poétiser le réel. Nulle intervention divine ou féerique lorsque, dans le premier tiers du film, la maison des protagonistes quitte le sol pour flotter au milieu de la tempête. Il s’agit d’une séquence de chantage. L’oncle ivrogne de Perhan menace de détruire la maison familiale si sa mère ne lui donne pas ses économies pour payer ses dettes de jeu. La situation, nœud dramaturgique loin d’être rare, entraîne chez le spectateur des images connues : maison incendiée ou simplement saccagée, tiroirs mis à sac, interrogatoire musclé. Rien de tout cela ici. Par un habile jeu avec les éléments du décor, l’oncle créé une poulie attachée à sa voiture pour déraciner le toit et les murs de la maison. « Je vous rends la maison si vous me donnez l’argent ». Et la séquence, superbe et tragique, permet avec une image tout à fait neuve (et il est vrai, aux accents fantastiques) de représenter cet éternel malheur de la famille pauvre expropriée par la bêtise humaine.
Toutes les séquences sont à l’avenant. L’émerveillement constant que provoque cette virtuosité en fait en soit une mécanique vertueuse, une virtuosité qui ne tourne pas à vide. Puisque le cinéma, par définition, donne à voir, Kusturica entend le faire de la meilleure des manières – la sienne. Mais non content d’être un styliste consommé, le cinéaste, prend son sujet très à cœur.
Kusturica ne prétend pas, par son scénario, exprimer sur la misère des idées et des positions inédites, propres à redéfinir les réflexions sur la question. Il s’agit par le truchement d’une caméra truculente et inventive de sortir le réel de la vulgarité. Pas de sortir du réel tout court, mais de rendre aux êtres présents à l’écran une dignité, une drôlerie et un panache que trop leur confisquent. Ainsi, pour éviter tout misérabilisme, la facétie est présente dans chaque plan, comme ces enfants farceurs qui au cœur du bidonville s’amusent à marcher sous des cartons retournés, deux trous percés dans la boîte pour laisser passer les yeux. Ces petites cases beiges qui bougent toutes seules habitent de leur joie les prémices de l’intrigue, comme le dindon qui sert d’animal de compagnie à Perhan ou le don magique du héros pour faire bouger des objets métalliques.
Pourtant, cette fantaisie semble empreinte d’un effet retors : ces éléments, le cinéaste les fera revenir tout au long du film dans des occurrences de plus en plus tragiques. La magie, d’abord propre à la drague (Perhan fait rire sa dulcinée en manipulant à distance une boîte de conserve) deviendra l’outil du meurtre final ; Le carton, d’abord objet de jeux d’enfants, se meut au milieu du film en une cachette pour fuir la police et, à la fin du récit, la mort du frère d’Ahmed dans une case de toilettes d’extérieur rejoue dans une variation macabre cette même récréation naïve ; Le dindon enfin, d’abord compagnon de jeu de Perhan, finit dans une casserole à la mi-temps du film, pour revenir sous la forme d’un ange accueillir notre héros lorsqu’il passe lui-même l’arme à gauche.
L’inventivité débordante de Kusturica pour créer des images ludiques et des trucages marquants aux accents slapstick, n’est pas une simple distraction. Puissamment social et documenté, le film ne se détache jamais du quotidien de ces protagonistes indigents. On pense souvent, dans la démesure bigarrée et grivoise, au cinéma de Fellini. Mais contrairement au maître italien, qui tourna nombre de ses succès dans les studios de Cinecittà, toutes les séquences, tournées en décors extérieurs, restent ancrées dans la boue du réel. Cette terre rendue lourde et mélasse par la pluie et le froid – ces éléments naturels, avec lesquels les démunis doivent composer plus que les autres, sont très présents à l’écran – appesantit les pas des protagonistes, fait revêtir à ces corps la démarche contrainte et chaloupée de la misère.
Par l’intermédiaire de ces images totems, Kusturica nous transmet ainsi l’amer sentiment d’une innocence brisée. Le réalisateur trouve dans sa mise en scène la manière de faire un film « à sujet » – la traite des enfants – sans en avoir l’air. Grande élégance, il fait passer son propos non par de longs dialogues explicatifs mais par les jeux d’échos de sa mise en scène. Cette misère tzigane qui asservit les enfants est l’œuvre de monstre – l’aspect bouffon du style Kusturica nous le fait bien sentir. Mais le pire n’est pas là. Le cinéaste ne se contente pas de congédier les éléments ludiques du début du film au profit d’éléments plus graves. Il les pervertit, leur donne une efficace corrompue par l’activité nouvelle de Perhan. Ces monstres, nous raconte Emir Kusturica, sont des enfants eux-mêmes.
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