Le cœur en exil
Le 22 octobre 2024
Ce film de Jacques Bral est un beau portrait de femme entre deux cultures, un drame avec des accents de comédie, pas vraiment réaliste. Une approche intéressante.
- Réalisateur : Jacques Bral
- Acteurs : Thierry Lhermitte, Lounès Tazairt, Grégoire Leprince-Ringuet, Julien Baumgartner, Salim Kechiouche, Élise Lhomeau, Sofiia Manousha, Souad Amidou, Delphine Rich
- Genre : Drame
- Nationalité : Français
- Distributeur : Thunder Films International
- Durée : 1h28mn
- Date de sortie : 5 décembre 2012
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Résumé : Une famille orientale émigrée, en Europe. Moncef, le père, porte en lui la souffrance du déracinement et le poids de "l’ailleurs". Sauvegarder sa culture, vivre dans le respect des traditions, c’est pour lui, plus qu’une règle de vie, une manière de rester fidèle à son passé, à son origine et surtout… à lui-même. Chaque matin, Cobra, sa fille, quitte la maison familiale. Voilée. Mais chaque matin, elle se change, dans un café, son refuge à elle ; avant de se rendre à son travail, la chevelure et l’esprit libres. À la maison, Moncef est inquiet : Cobra est encore célibataire et il voudrait bien la marier au plus tôt. Dans l’entreprise où Cobra travaille, le jeune patron est tombé amoureux d’elle. Il est prêt à tout pour l’épouser. Mais Cobra, elle, veut choisir, comme sa mère l’avait fait en son temps avec son père. Elle n’aura pas le temps de présenter "l’homme de sa vie" à ses parents. Un ami de son père les surprend. Dans le café…
Critique : Jacques Bral est un cinéaste peu prolixe, ce qui a un avantage indéniable : ses films jalonnent l’évolution de la société. Le noir (te) vous va si bien est son sixième film depuis Extérieur, nuit, primé à Cannes en 1980. Celui-ci évoquait le désenchantement post-mai 68. Son dernier film, lui, évoque en creux les difficultés liées au déracinement, le choc des cultures, et l’émancipation des femmes.
Jacques Bral se lance donc dans une entreprise hasardeuse : réaliser une œuvre prenant pour sujet un problème sociétal pour le moins épineux, toujours explosif, souvent tabou et par conséquent presque jamais traité avec la rigueur qu’il mérite. Il relève le pari et traite avec élégance un thème qui lui a été inspiré par son récent retour en Iran, son pays natal.
La réussite de Le noir (te) vous va si bien tient du parti pris du réalisateur de faire bel et bien du cinéma à partir de ce sujet, et non un commentaire de la situation : c’est là le risque lorsque le septième art se saisit d’un problème actuel abondamment commenté dans les médias. Jacques Bral ne se cantonne pas à l’illustration : dans son effort pour ne pas ancrer l’intrigue dans une réalité identifiable, il prend soin de ne jamais faire référence à la religion. Fidèle à son style, il contourne cet écueil grâce au traitement stylisé et poétique de l’histoire.
Au cœur du métrage on retrouve les amours de Cobra, une jeune femme qui partage sa vie entre sa famille, plutôt traditionnelle, et le magasin où elle travaille. Séduisante, elle est l’objet du désir de plusieurs hommes. Mais elle jette son dévolu sur un garçon de café et vit cette relation comme elle mène sa vie : avec audace et légèreté. Bien sûr, cette double vie, partagée entre le respect feint des traditions et l’affirmation de son indépendance, ne saurait se conclure heureusement. Cobra se retrouve malgré elle le catalyseur du choc des cultures que subit son père. Perdu entre son éducation, ses principes, et l’inadéquation de ceux-ci à la vie occidentale à laquelle aspire sa fille, le patriarche se perd et entraîne avec lui son enfant dans l’effondrement intérieur qu’a provoqué chez lui l’exil. Ce personnage est l’une des belles réussites du film : Jacques Bral s’attache visiblement à l’étoffer, plutôt qu’à le caricaturer en père rigoriste et bigot, figure souvent esquissée lorsqu’il s’agit de traiter la confrontation entre modernité et tradition au cinéma.
Au contraire, le réalisateur interroge la dualité des êtres : le film commence par l’évocation, par la mère de Cobra, de son mariage, au départ une mésalliance. Issue d’une famille riche, elle a épousé par amour un homme en dessous de sa condition, lequel a refusé sa dot et s’est à l’époque lui-même élevé contre la tradition. Le couple, à l’approche de la vieillesse, est représenté comme complice et aimant. C’est ce même homme qui refusera à sa fille la liberté d’aimer librement. Cobra, elle, est l’incarnation de la femme telle qu’elle est représentée dans le cinéma de Jacques Bral, centrale, sujet d’admiration, libre et indépendante.
Le cinéaste multiplie les références à son cinéma, par exemple à l’héroïne d’Extérieur, nuit, jouée par Christine Boisson, et dont le personnage portait alors le nom de Cora. De nombreuses correspondances peuvent être repérées entre les deux femmes. Un exemple physique : la référence à la tâche qu’aurait l’héroïne dans l’œil, évoque celle, réelle, de l’interprète de Cora dans le fameux Extérieur, nuit. Par ailleurs, le choix du prénom annonce la couleur : en attifant l’héroïne d’un nom de serpent insaisissable et venimeux, plus dominant que dominé, il qualifie la jeune femme en même temps qu’il s’écarte volontairement du réalisme pour rattacher son travail à une stylisation bienvenue.
Référentiel, symbolique et pictural, Le noir (te) vous va si bien tient plus du cinéma de Kaurismäki que de celui de Ken Loach (qui a bien entendu traité le sujet des amours contrariées par la tradition avec Just a Kiss sorti en 2003), tant par les apartés face caméra qui impliquent le spectateur et déréalisent les scènes, que par les situations épurées au maximum.
Si le parti pris de l’irréalisme sauve le film de la chronique sociétale réduite à l’anecdote, à force de stylisation, le résultat y perd quelque peu en subtilité. Le film de Jacques Bral se construit sur des vignettes illustrant l’émancipation de Cobra (elle change son foulard contre une robe rouge, goûte son premier verre d’alcool...) qui sont autant de clichés convenus. Il décevra ainsi les amateurs de cinéma « bigger than life » où ceux qui attendent un traitement ambitieux et engagé du vaste et complexe problème de la double culture. Mais la situation des filles prises entre la pesanteur des traditions et le désir d’émancipation est un sujet qui mérite d’être traité avec une certaine hauteur de vue, au delà des scories du quotidien, et c’est le cas ici.
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