Le 16 août 2023
Publié dans l’excellente collection Raconter la vie, le texte de François Bégaudeau est le portrait ciselé d’une infirmière et une réflexion sur l’émancipation, dans un contexte professionnel difficile.
- Auteur : François Bégaudeau
- Collection : Raconter la vie
- Editeur : Editions du Seuil
- Genre : Biographie
- Date de sortie : 4 septembre 2014
Résumé : Le portrait d’Isabelle, une infirmière, évoque l’origine de sa vocation, son quotidien, son désir de mettre en accord sa pratique professionnelle et sa personnalité, en dépit de conditions difficiles impactées par la situation socio-économique.
Critique : La collection Raconter la vie a été initiée il y a quelques années par l’historien Pierre Rosanvallon, dans une perspective très nettement sociologique, le but étant de cartographier la réalité d’une France beaucoup plus complexe que l’image qu’en véhiculent un certain nombre de médias. Le projet se déclinait en récits de vies souvent saisies dans l’ordinaire d’une quotidienneté, pour documenter ce que Rosanvallon appelle les "invisibles", ces gens dont les journalistes ne parlent pas souvent ou si mal (on a encore pu le vérifier ces derniers temps...).
À l’époque, cette initiative s’est disséminée en textes publiés sur le site officiel de la collection, chacun, chacune pouvant participer en évoquant son fragment de réalité, professionnel ou personnel, les deux s’entremêlant parfois dans des textes particulièrement notables .
L’écrivain François Bégaudeau, sollicité par Rosanvallon, s’est intéressé à une infirmière, dont il retrace la généalogie familiale, puis la naissance d’une vocation qui -comme très souvent pour ce métier- trouve ses origines dans une expérience intime de la maladie. Le texte est divisé en trois parties, la dernière étant la narration in extenso d’une journée, du trajet effectué le matin en voiture à la lecture-détente qui conclut un quotidien difficile dont la densité des phrases, leur rythme intense restituent la pulsation permanente. Bégaudeau parvient à trouver la note juste, ce qu’on appellerait en poésie une harmonie imitative, tout en ayant la grande modestie de s’effacer derrière ce qu’il raconte.
Le parcours d’Isabelle, tel qu’il est ici évoqué, la conduit à privilégier le soin dans un sens qui, à première vue, paraît restrictif (l’acte médical). Entièrement dévolue à l’accomplissement de gestes professionnels, cette praticienne remplit là une fonction essentielle : s’occuper des corps, les soigner par une plus-value de technicité qui rend son intervention très efficace. En même temps, sa concentration totale la rend peu disponible aux échanges verbaux. Les plus moralistes noteraient volontiers, sur le mode du grief, que le métier se définit également par sa dimension relationnelle : mais la capacité à expliquer ou rassurer suppose une mise en mots dont Isabelle n’a pas fait une priorité, pour des raisons qu’éclaire son itinéraire personnel et professionnel (on laisse aux lecteurs le soin de les découvrir). Ces mêmes contempteurs lui reprocheraient son écoute parcellaire (« d’une oreille seulement », nous précise le texte), alors que des affects s’expriment, disant l’angoisse du malade, son appréhension par rapport à son état de santé, la manière dont il est soigné.
Toutefois, on pourra considérer que, d’une certaine façon, la posture d’Isabelle est originale et en tous points adossée à une volonté d’émancipation. En effet, le désir de cette femme est certes de soulager, mais aussi d’assouvir une passion tout à fait auto-référentielle (osons le mot) : celle qui concerne l’acte de soin en lui-même (« piquer, elle adore », note Bégaudeau). Par cette posture, Isabelle s’arrache du tropisme de l’infirmière uniquement serviable, lointaine descendante de Florence Nightingale, se délie de ce qu’une iconographie populaire a figé depuis des décennies : l’image d’une professionnelle dont l’abnégation est toute religieuse, telles ces nonnes qui se vouent de manière sacrificielle à leur idéal. Puisqu’il est question de corps, cette femme n’oublie jamais le sien. En même temps qu’elle prodigue des soins, elle s’occupe d’elle-même. Libre à chacun de ne pas soustraire le constat du jugement moral afférent, en considérant qu’il y a, dans ce choix, une part d’égoïsme. Mais la philanthropie n’exclut pas le plaisir de se voir généreux, et même davantage, de jouir de sa propre générosité. D’autre part, si l’on juge cette infirmière à l’aune de son efficacité, on ne saurait se désoler qu’une professionnelle soit mue par le désir de s’amender lorsqu’elle se trompe (« rater dénote qu’il y a une marge de progression ») et de devenir meilleure à travers les actes qu’elle accomplit.
Par bien des aspects, Isabelle rejoint la galerie des femmes éprises de liberté, dont François Bégaudeau n’a cessé de recenser l’existence à travers son œuvre.
François Bégaudeau - Le moindre mal
Seuil - Collection Raconter la vie
80 pages
14,1 x 0,8 x 20,6 cm
5,90€
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Sébastien Thomas-Calleja 6 juin 2019
Le moindre mal - François Bégaudeau - critique
Très belle chronique pour ce récit de vie d’une « invisible » parmi tant d’autres, à qui cette belle collection, malheureusement défunte, donnait un peu de visibilité...
C’est aussi dans « Raconter la vie » qu’a été initialement publié un très beau texte d’Annie Ernaux : « Regarde les lumières mon amour ».