Le 5 mars 2024
Un chef-d’œuvre inépuisable, énigmatique, qui s’adresse brillamment à l’intelligence et à la sensibilité de son spectateur.
- Réalisateur : Michelangelo Antonioni
- Acteurs : Jane Birkin, Sarah Miles, Vanessa Redgrave , David Hemmings, Veruschka von Lehndorff, Peter Bowles, John Castle, Gillian Hills
- Genre : Drame
- Nationalité : Britannique, Italien
- Distributeur : Warner Bros. France, Les Grands Films Classiques, Action Gitanes
- Durée : 1h50mn
- Reprise: 11 mai 2016
- Date de sortie : 1er mai 1967
- Festival : Festival de Cannes 1967
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Résumé : Dans un parc de Londres, un jeune photographe surprend ce qu’il croit être un couple d’amoureux. Il découvre sur la pellicule une main tenant un revolver et un corps allongé dans les buissons...
Critique : Blow-Up fait partie de ces films qui, à chaque vision, se colore différemment ; il prend des sens nouveaux, tel détail passé inaperçu une première fois se rattache à tel autre et contamine le reste. C’est que ce chef-d’œuvre demeure, cinquante ans après, aussi énigmatique qu’au premier jour. Énigmatique, ce qui ne veut pas dire difficile : limpide et chronologique, l’histoire ne présente pas d’obstacle, mais le sens général échappe ; d’autant que des précisions (l’hélice, par exemple) prennent une importance qui semble démesurée dans l’économie narrative. Et pourtant, répétons-le, c’est parce qu’on revoit Blow-Up qu’il se charge d’une densité et d’une cohérence dissimulée. On ne peut prétendre avoir « compris » ce film, mais les multiples interprétations au lieu de s’annuler, s’additionnent pour élaborer un ensemble aussi complexe qu’envoûtant.
Partons de l’intrigue : un photographe, Thomas, sobrement interprété par David Hemmings, découvre en développant des clichés pris dans un parc, qu’il a été témoin d’un meurtre. Première piste donc, un policier, avec cadavre et interrogations (identité du mort, de l’assassin, mobile…). Sauf que cette piste est particulièrement décevante : on n’en saura pas plus, l’enquête tourne en rond, le cadavre disparaît, rien ne se résout. D’autant que, dans un geste typiquement moderne, Antonioni déconstruit son intrigue, la rend lâche et floue. Il ne cesse de la parasiter par des digressions (scène d’amour à trois, concert…) qui retardent le dénouement, si tant est qu’on puisse parler de dénouement, non pas classiquement pour créer un suspense, mais pour contrer son histoire, la dénaturer. Par ailleurs, le polar repose sur des découvertes et une progression, inexistantes ici ; on ne cesse même de contredire des éléments au fur et à mesure qu’ils apparaissent, jusqu’à l’absurde : ainsi l’antiquaire dit-il qu’il n’a pas de tableau, contre l’évidence. Au fond, c’est la réalité qui fait défaut : les certitudes s’écroulent, le sens se délite. Antonioni dessine un univers confus (le fameux « Swinging London », réduit à des signes épurés) qui fait coexister des êtres curieux, presque autistes : on se parle peu, on se sert des autres. Il filme des marionnettes, ou mieux, des zombies : les spectateurs du concert sont amorphes, jusqu’à ce que le musicien jette le manche de sa guitare à la foule, qui se comporte alors comme une horde de morts-vivants face à de la chair humaine ; de même, dans la réception finale, les convives drogués, ou les mannequins du début, incapables de sourire, pour ne rien dire des ouvriers pantins qui sortent de l’usine. On a ici un regard quasi moral sur une époque apathique, vécue par des spectateurs passifs.
Mais il faut aller plus loin : il nous semble qu’Antonioni travaille un motif étudié par Baudrillard, le simulacre. La photographie révèle-t-elle ou masque-t-elle la réalité ? S’y est-elle substituée ? Ou, plus globalement, est-ce la réalité qui a disparu, au profit d’une superficialité qui l’a remplacée ? Il semble bien que la surface ait remplacé un fond devenu inexistant ou problématique ; vision moderne s’il en est, le film dit magnifiquement cette perte qui fait chavirer les certitudes, celles de Thomas, bien sûr, mais aussi du spectateur troublé par les creux du récit. Autrement dit, Antonioni enregistre l’appel du vide, et le figure par une narration trouée, contestée, ruinée. Quand on se souvient de la phrase fondatrice d’Adorno (« écrire un poème après Auschwitz est barbare »), on voit à quel point l’interrogation moderne portée sur l’art et son sens, et qui nourrit le cinéma des années 50-60, trouve une incandescence nouvelle dans Blow-Up (est-ce un hasard si, dans une manifestation pacifique, un écriteau figure-t-il une explosion nucléaire, rappel de cette Seconde Guerre mondiale traumatique ?). Comment (et peut-on) raconter encore une histoire ? La réponse du cinéaste, ou du moins sa proposition, consiste en un jeu entre des codes (le policier, le fantastique, l’érotisme) et des béances. Encore cette réponse, enrichie de multiples trouées, est-elle redoublée par l’utilisation quasi saugrenue des mimes : le groupe du début se retrouve à la fin pour la fameuse partie de tennis simulée, à laquelle Thomas consent à participer, entrant lui-même dans le faux. Mais de multiples détails corroborent cette interprétation : le protagoniste lui-même, dans sa voiture, mime le chant. De même le personnage interprété par Vanessa Redgrave tape du poing sur une bâche, puis sur une poutre, comme pour s’assurer qu’elles sont vraies.
On peut bien sûr goûter le film à bien d’autres niveaux : le plus fréquemment évoqué est la mise en abyme, dans laquelle Antonioni cinéaste s’interroge sur le sens et la valeur de l’image. Mais là encore un jeu avec le spectateur tend à nier ce qui a été construit ; car si, au sens premier, le cinéaste semble nous dire qu’il faut s’approcher, regarder en détail pour comprendre (sous-entendu, soyez attentifs à mon œuvre dans ce qu’elle recèle de plus secret, un peu à la manière de Henry James et son « image dans le tapis »), la suite révèle la faiblesse de la découverte. Certes, Thomas a découvert un crime, mais jamais il ne dépassera l’image de ce crime ; aller sur les lieux confirme puis infirme sa trouvaille… définitivement, rien, jamais, n’est sûr.
Reste que le film n’est pas une théorie désincarnée : s’il est envoûtant, c’est par la construction en longues séquences, souvent muettes, par la prolifération de détails, mais aussi par son personnage principal, omniprésent et qui au fond constitue une autre énigme. Il se présente d’abord comme un tyran auto-satisfait, particulièrement désagréable avec son entourage, capricieux (« je ne peux plus vivre sans elle », dit-il à propos de l’hélice qu’il achète chez l’antiquaire) et très agité : il ne cesse de marcher, conduire, sauter, se laisser tomber. Cette énergie qui tourne à vide devient petit à petit concentrée sur l’énigme de la photo. À rebours d’une initiation classique, il semble bien qu’il ne progresse pas, qu’il n’apprenne rien. Mais que cherche-t-il ? Peut-être l’hélice est-elle ici un indice. Car dans ce monde superficiel auquel il appartient, dont il profite et qu’il représente (la mode est elle-même un indice de cette superficialité), il donne souvent le sentiment d’errer, fantôme, dans un Londres souvent désert. Faisons l’hypothèse qu’il cherche quelque chose qui lui donne une épaisseur humaine, peut-être un sens. En tentant d’acquérir le magasin d’antiquités, en achetant l’hélice, il serait en quête d’une authenticité que sa vie ne lui offre pas : acheter des objets anciens, c’est s’approprier leur histoire, se doter d’un passé « réel », se sentir humain. Cette quête, comme les autres, est vouée à l’échec. Ironiquement, on lui suggère de la transformer en ventilateur, c’est-à dire, dans un monde préoccupé par l’utile, de lui donner une fonction ou une justification.
Répétons-le, Blow-Up n’est pas un film expérimental abscons : il ne pose pas de problème de compréhension, est suffisamment narratif pour ne pas complètement désarçonner. Mais sa richesse est extraordinaire, à la lettre inépuisable : on aurait pu tirer d’autres fils (la fétichisation, notamment des objets, le rôle des femmes, les éléments fantastiques…) et découvrir d’autres significations. Mais c’est le propre des chefs-d’œuvre de permettre des interprétations sans fin, qui ne s’excluent jamais. Reste que par sa beauté, sa fluidité, son intelligence, ce film qui s’ouvre et se conclut sur une image de pelouse (et la disparition de ce personnage qui n’a peut-être fait que rêver) représente ce que le cinéma peut produire de mieux, ce qui l’élève au rang d’art : il propose à son spectateur des interrogations nouvelles, une véritable vision du monde et un plaisir esthétique et intellectuel sans fin.
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